Combat avec tes défenseurs

, par Alfred

Lilian Thuram (cette fois avec Patrick Vieira) en remet une couche, au grand dam de la droite. Ah, c’est rageant. Le joueur le plus capé de l’équipe de France et son capitaine croient avoir le droit d’utiliser leurs cerveaux aussi bien qu’ils utilisent leurs pieds. La gauche molle s’ébahit. C’est si bon d’avoir des nègres pour faire le boulot à notre place. Ils s’en foutent. Ils ont l’habitude.

L’invitation et ses suites

La petite histoire commence ainsi : à l’orée de France-Italie, match de qualifications pour l’Euro 2008 au Stade de France, Lilian Thuram, joueur le plus capé de l’histoire du football français, et Patrick Vieira, capitaine de l’équipe de France, ont personnellement invité 70 personnes. Ca ne plait pas trop dans les salons du gouvernement. Le Ministre des Sports, le bien nommé Jean-François Lamour, tonne contre... la Fédération Française de Football, lui demandant de bien veiller à ce “qu’un match de l’Equipe de France ne soit pas instrumentalisé”, tout en reconnaissant que “les joueurs sont bien libres d’inviter qui ils veulent.” L’equipe de France mériterait mieux “qu’une polémique à chaque match”, estime-t-il. Contradiction dans les termes ? On n’est pas à ça près ; quand on est homme politique, ce n’est pas tant ce qu’on dit qui compte, c’est la manière dont on le dit. Il sait que le terme “invitation” est ici central ; nos deux joueurs y sont allés de leur poche (comme le confirmait non sans humour Raymond Domenech ici, sans taper dans les réserves de la F.F.F., comme certains l’ont suggéré. Ce n’était pas non plus la première fois qu’ils avaient des invités, comme on peut l’imaginer. Là n’est bien évidemment pas le problème. Lamour a peur que le football, sport innocent et vierge de tout connotation politique s’il en est, ne se voie pollué par les intentions mesquines de certains, bien caractérisées par cette chafouine invitation. Pas vache, Lamour ; il fait son boulot. Il protège le sport français. Ils commencent à faire froid dans le dos, ces invités. Que nous ont encore préparés les enfants noirs de la République ? Auraient-ils invité des serpents qui sifflent la Marseillaise, comme le suggère encore à demi mot Lamour contrit ? [1]

Pas exactement. Les 70 invités de Thuram et Vieira sont des anciens de Cachan, des “sans-papiers” comme on dit de nos jours, des sans domicile fixe, des immigrés illégaux, des sales races, des négros. On n’en ferait probablement pas tellement de foin s’ils ne s’étaient vus débarqués à la pelleteuse des locaux qu’ils occupaient depuis des années à l’ancienne cité universitaire de l’Ecole Normale Supérieure à Cachan. C’est que comme souvent, le bougnoule n’est gênant qu’en cela qu’il est visible. Le squat de Cachan n’existait pour ainsi dire que pour les habitants du coin jusqu’à ce que les CRS aillent y faire ce qu’ils font le mieux, tabasser des femmes et des enfants, en ayant bien sûr attendu qu’une moitié des squatteurs soit partie au boulot. L’action, dans la grande tradition française de magnanimité et de solidarité, aura aussi révélé que nombre des squatteurs sont ici légalement, leur problème s’avérant être l’impossibilité de trouver un logement décent. Qu’importe. Certains sont sans-papiers, ils sont donc un problème politique. L’immigration sauvage, tout ça. C’est pourquoi le geste pour le moins anodin de Thuram et Vieira est, par extension, un geste politique. Ils invitent des gamins à un match de foot, et puis quoi encore ? Demain c’est Paris sous les bombes ! Heureusement, Philippe de Villiers veille à ce que la morale républicaine soit préservée.

Le fou du puy sauve Marianne

Philippe de Villiers, rouge de rage, s’est fendu d’un commentaire pour critiquer le geste des footballeurs : “Il est toujours curieux de voir des milliardaires donner des leçons à la société. Les footballeurs sont faits pour jouer au football.” Il est toujours curieux de voir des aristocrates vendéens donner des leçons à la République. Les aristocrates sont faits pour les lanternes. Sans s’attarder sur la remarque pour le moins curieuse du fou du puy (il est bien connu que les hommes politiques français, eux, contrairement aux footballeurs, Le Pen en tête, sont tellement dévoués à la France qu’ils vivent avec le strict minimum), on pourrait s’étonner de ce qu’il n’ait rien trouvé à dire de la récente et sordide exhibition de Doc Gynéco et Johnny Halliday aux côtés de l’ami Sarko. On pourrait, mais on n’est pas si cons. On aurait aimé entendre le Ministre de la Culture s’attrister du mélange des genres, mais apparemment, si Thuram et Vieira ont le droit d’inviter qui ils veulent, Sarko a plus le droit que d’autres. Je vois déjà les historiens du futur, analysant les résultats électoraux du nabot de Neuilly à l’aune de ces soutiens pour le moins stellaires : “Doc Gynéco aura fait pencher la balance ; Clichy sur Seine vota à 95% Sarkozy, s’étant enfin rendu compte qu’il était bien temps qu’on repasse les murs des cités au karcher....” On pourrait aussi évoquer le fait que la rafle de Cachan a été préparée comme un bon coup médiatique à l’intention du peuple de France, comme le suggérait Libération et plus récemment même des policiers. On peut imaginer que croyant faire d’une pierre deux coups, le nabot de Neuilly n’est pas non plus pour rien dans la médiatisation de l’invitation faite aux squatteurs, et qu’il se frottait les mains de l’intervention de l’aristo, toujours prompt à faire ce qu’on attend de lui. S’il y a moyen de discréditer Thuram le millionaire, qui restera-t-il ? Le défenseur du Barça s’est avéré l’un des commentateurs politiques les plus acerbes du moment, que ce soit au sujet du racisme ordinaire franchouillard ou de la fourberie sarkozienne. En ce moment, tout content de la correction infligée à l’Italie, on oublierait presque le début de polémique. Une fois encore, le drapeau tricolore voit son honneur sauvé par ses joueurs de couleur. Mais ça reviendra, et en attendant, les squatteurs de Cachan croupissent toujours dans un gymnase. Dans quelques mois, quelques années, quelle place sera faite à l’invitation faite aux squatteurs, par deux figures emblématiques de l’équipe de France, un geste simple et précis noyé dans un océan d’hypocrisie ?

Le nègre qui salue le drapeau : symbole, alibi et présence de l'impérialité française.

On s’en rappellera avec tristesse, sans doute, de cette époque où à chaque fois qu’il ouvrait sa gueule, même pour essayer de ne rien dire, Lilian Thuram s’avérait un des plus sains et subtils commentateurs politiques du pays, tant et si bien que les prétendus partis de gauche (mais si, on en a plusieurs), s’accordaient à louer un acte aussi anodin qu’une invitation au Stade de France, histoire de capter un peu de la calme assurance du Guadeloupéen. On aura un sourire délavé pour l’un des défenseurs les plus classieux que la France ait connu, qui aura pris son poste au Haut Conseil à l’Intégration un peu plus sérieusement que quiconque ne s’y attendait de la part d’un footballeur millionaire, et noir de surcroit. Une fois la poussière retombée, il faudra aussi qu’on reconnaisse que pour être vain, ce geste a une valeur symbolique en droite ligne des déclarations du même Thuram pendant la Coupe du Monde [2] : 70 sans papiers enroulés de tricolore au Stade de France, voilà une image qui dit beaucoup. C’est une déclaration de solidarité de la part de joueurs qui, pour être millionaires, n’en savent pas moins d’où ils viennent. Il y a une certaine ironie à entendre Sarkozy, maire de Neuilly, ou de Villiers l’aristo critiquer qui que ce soit en termes financiers. Bien sur, l’idée est de décrédibiliser Thuram. Ils réussissent mieux, à mes yeux, à exposer leur propre immondice, mais je l’avoue, je suis partial dans ce débat. L’invitation de Thuram et Vieira (qui, égal à lui-même, ne parlera pas) peut sembler être le pendant exact à l’invitation de Sarko à Gynéco ; elle ne l’est pas, pour la bonne raison que là où le nabot racle les fonds de tiroir pour se faire une place au soleil de l’Elysée, les footballeurs utilisent leur notoriété comme podium à une image poignante, plus qu’à des discours.
Thuram a constamment répété que son seul but était de donner 1h30 de bonheur à des gens. On peut s’arrêter là, mais on peut aussi aller un peu plus loin.

Cette image des sans papiers au Stade de France, c’est une variation sur celle qu’ils nous avaient donnée tout au long du deuxième tour de la Coupe du Monde. Si je me laissais aller, j’irais jusqu’à la comparer à celle que Roland Barthes analysait dans son ouvrage Mythologies, cette couverture de Paris-Match, un jeune africain en uniforme saluant militairement un invisible drapeau, dans laquelle Barthes voyait le signe du mythe des bienfaits de la colonisation. Là où Barthes voyait justement l’effacement de l’historique au profit du mythe, la réappropriation réinscrit le temps et l’histoire pour subvertir le mythe ; l’image des sans-papiers au Stade de France, que l’on devine à travers Thuram et ses Marseillaises ferventes, est produite par les nègres de France, qui en dictent le sens. C’est l’image de l’Empire français bienfaisant détournée avec un humour pour le moins noir. Forcément, ça fait pas trop plaisir. On voulait les faire taire en exposant une "faute", et on les intronise champions charismatiques d’une cause qui dérange. On la reverra bientôt cette image, soyez-en sûrs, et jusqu’à ce qu’on en parle vraiment elle sera reproduite, comptez sur Lilian. Cette image, c’est la réappropriation des mythes nationalistes français par ceux qu’ils ont exploités, ces indigènes qui pensaient que Marianne les accueilleraient à bras ouverts. La France, c’est aussi les squatteurs de Cachan, debouts à 5h du matin pour aller trimer alors que leurs familles se faisaient démonter à coups de trique par les forces de l’ordre. Depuis longtemps. Les lignes sont en filigrane ; on vous les montre au stade de France, vous pouvez les remplir. Ou pas. Mais on vous aura prévenus.

Comme dit la chanson : “Liberté, liberté chérie, combat avec tes défenseurs.

Et tes milieux de terrain, pourquoi pas. Puisqu’il faut choisir un camp.