Propagation des idées radicales sur l’Atlantique Noir

Esclaves Marrons et Drapeau Noir

, par Soopa Seb

Pendant le règne de l’horreur de l’esclavage, des solidarités se sont créées entre des groupes humains que tout aurait dû séparer : marins blancs, esclaves marrons, noirs affranchis, servants blancs, pour aboutir à des luttes communes pré-révolutionnaires. A méditer en ces jours de discours communautaristes et sécuritaires, où la volonté xénophobe de politiciens de bas étage d’attiser les divisions “culturelles” ou “ethniques” supposées du peuple d’en bas semble être la dernière carte qui leur reste à jouer...

Dans la course à l’échalote présidentielle, la volonté xénophobe de politiciens de bas étage d’attiser les divisions “culturelles” ou “ethniques” supposées du peuple d’en bas semble être la dernière carte qui leur reste à jouer, ayant depuis longtemps escamotés les vrais enjeux de société, tant ils ont volontairement renoncé à servir le bien commun pour abdiquer face aux puissances économiques dont ils sont à la fois les maîtres et les serviteurs.

Car si les origines des habitants du territoire français sont diverses et variées, cela fait belle lurette qu’elles ne sont plus un obstacle à la création de liens de solidarité. Après tout, c’est bien par la faute de leur politique que toute cette diversité s’est retrouvée parquée au même endroit, à vivre dans les mêmes difficiles conditions, à devoir surmonter les mêmes galères, à connaître les mêmes joies et les mêmes tristesses, à avoir les mêmes espoirs pour les enfants et les même inquiétudes pour les plus âgés : bref, que toute cette diversité a simplement appris à se connaître, et à se reconnaître comme une seule et même diversité. Et si communauté il y a, c’est une communauté d’intérêts.

Il s’agit là d’une réalité intangible dont toute personne se promenant dans les quartiers populaires peut se saisir, et les manigances politiciennes n’y peuvent rien. Leur pouvoir de déformation de la réalité s’arrête là où il commence : à l’espace cathodique.
Leur ultime recours pour monter les classes populaires les unes contre les autres est de créer de la peur. Pour cela, tout l’arsenal des méthodes répressives peut se déchaîner : chasse ouverte aux enfants jusque dans les écoles, criminalisation de la solidarité inscrite dans la loi - acte jusqu’à présent impensable depuis Vichy -, assassinats des ressortissants étrangers aux frontière de l’Europe forteresse comme il y a un an à Ceuta et Melilla, tout est bon pour détourner le brave peuple de son ennemi véritable et historique en lui offrant un bouc-émissaire idéal car aisément identifiable grâce à son taux de mélanine anormalement élevé (preuve s’il en fallait de son étrange étrangeté) : le racisme est la conséquence d’efforts permanents pour l’inculquer.

Mais ils ne parviendront pas à briser totalement ces liens de solidarité, tout comme la période de domination nazie sur l’Europe n’a pas réussi à le faire, et tout comme une institution aussi abjecte que l’esclavage n’a pas réussi à le faire sur plusieurs siècles. Car en tous lieux, en tous temps, des groupes humains conscients de la similitude de leur condition, se sont côtoyés, soutenus et épaulés, ont lutté côte à côte. Et quand une rébellion était matée, c’était pour mieux resurgir à un autre point de l’Atlantique Noir, telle une Hydre aux multiples têtes [1]. Pour les esclaves Marrons, il en fut ainsi avec leurs compagnons d’infortune, Amérindiens ou servants européens, les marins et dockers irlandais et, enfin, avec les Frères de la Côte.

Marrons et Amérindiens

Dès les débuts de la mise en place de l’esclavage comme entreprise systématique de déportation d’une main d’oeuvre dépouillée de tous droits de l’Afrique vers les Amériques, les esclaves se sont révoltés. Des révoltes ont eu lieu avant même d’embarquer dans les navires négriers : certains esclaves ont fui les ports "sans-retour" pour s’établir sur les îles de Sao Tomé et Principe en communautés d’esclaves en fuite, les esclaves Marrons. Des révoltes ont eu lieu pendant la traversée de l’Atlantique, le “Passage du Milieu”. Et bien évidemment, des révoltes ont eu lieu à l’arrivée des navires, dans les plantations des Caraïbes, d’Amérique du Nord, Centrale ou du Sud. Par exemple, dès 1580, au Panama un traité de paix [2] entre les colons et les marrons était signé, légalisant l’existence des palenques [3].

Une fois réussie leur évasion de la plantation, à plusieurs afin de pouvoir fonder une communauté, les anciens esclaves se voyaient confrontés à la survie de cette communauté. Dans un premier temps, cette survie à court terme était assurée grâce aux échanges que les esclaves africains avaient eu avec leurs compagnons d’esclavage, les Amérindiens survivants.

« A travers l’Afro-Amérique, les Indiens ont interagi avec les esclaves, soit comme compagnons de douleur, soit comme partenaires commerciaux, ou dans d’autres circonstances. Les technologies indiennes - de la poterie et de la confection de hamacs à l’utilisation de drogue pour endormir les poissons ou encore le procédé rendant le manioc comestible - ont été maîtrisées, et souvent, améliorées, par les esclaves, qui devaient assurer la majorité de leurs besoins quotidiens. » [4]

Ces interactions entre esclaves africains et Amérindiens pouvaient être poussées encore plus loin. Ainsi, dans les colonies espagnoles d’Amérique du Nord, en Caroline du Sud, en 1526, nous apprenons du colon Lucas Vasquez de Ayllon, que, à cause des mauvais traitements subis, « les premiers esclaves africains se sont rebellés et ont fui auprès des Indiens. Le mois suivant, ce qui restait des aventuriers [colons], dans les cent cinquante âmes, s’en est retourné vers Haïti, laissant les Noirs rebelles avec leurs amis Indiens - ceux-ci devenant ainsi les premiers habitants permanents, autres que les Indiens, dans ce qui serait plus tard les États-Unis » [5] Cela me fait immanquablement penser au « Gone to Croatan » de Hakim Bey [6] dans son célèbre T.A.Z. [7] :

« Ainsi - la toute première colonie du Nouveau Monde choisit de renoncer à son contrat avec Prospero (Dee/Raleigh/l’Empire) et de suivre Caliban chez l’Homme Sauvage. Ils désertèrent. Ils devinrent « Indiens », « s’indigénèrent » et préférèrent le chaos aux effroyables misères de la servitude, aux ploutocrates et intellectuels de Londres. »

Les exemples peuvent être multipliés, depuis les Black Seminoles en Floride, aux Garifunas, descendants d’esclaves et d’Indiens Caraïbes. Les alliances afro-indiennes purent mener à des attaques conjointes de villages avoisinants, comme en « 1772, [où] un groupe de Noirs fugitifs et d’Indiens attaqua le village de San José de Maranhao », au Brésil. [8]

Cela ne doit pas occulter le fait qu’en de nombreuses circonstances, Amérindiens et Marrons étaient en conflit, par exemple au sujet de la terre, lorsque, cherchant à s’éloigner des villages de colons, les Marrons se retrouvaient sur les territoires occupés pour les mêmes raisons par les Indiens. Dans d’autres cas, les talents de pistage des Amérindiens étaient utilisés par les représentants des puissances européennes pour chasser les esclaves fugitifs :« A la Jamaïque, le gouvernement alla jusqu’à importer plusieurs chargements d’Indiens Miskitos de l’arrière-pays d’Amérique Centrale dans ce but » [9] Mais face à l’oppresseur commun, au rejet du système de la plantation proto-capitaliste mis en place par les européens, la réaction la plus fréquente était la coopération.

Marrons et colons blancs

Cependant, les connaissances de l’environnement américain apprises auprès des Amérindiens n’étaient pas suffisantes pour survivre et faire face aux vagues d’attaques successives lancés par les propriétaires d’esclaves, effrayés par ces mauvais exemples aux portes de leurs plantations, comme l’Oncle Sam est affolé depuis 50 ans par l’existence d’une Cuba socialiste à 150 km de ses côtes.

Ainsi, pour pouvoir mener leurs opérations de guerilla contre les armées organisées rigidement comme cela était en vigueur en Europe, les Marrons « [...]dépendaient de réseaux fiables de renseignement parmi les non-marrons (à la fois les esclaves et les colons blancs)[...] » [10] Comme le fait remarquer Richard Price :

« Deux points méritent d’être soulignés : l’importance de la dépendance des Marrons à la société coloniale pour certains objets essentiels, et le nombre surprenant d’ententes entre des membres de presque toutes les classes et les rebelles, tant que cela servait leur propre intérêt.[...]Un grand nombre de membres de ces sociétés [coloniales] trouvaient que les Marrons étaient d’utiles fournisseurs de biens et de services et avaient peu de scrupules à leur fournir, en retour, les objets dont ils avaient besoin. » [11]

Il est aisé d’imaginer qu’au cours de ces nombreux échanges, des liens dépassant une relation commerciale stricto sensu se soient tissés entre les Marrons et certains des colons, suffisamment pour que les Marrons considèrent les informations fournies par ceux-ci comme dignes de confiance. Il est même possible d’avancer que la concurrence féroce exercée par les propriétaires de latifundias [12], à la fois pour la terre, et au niveau de la production, qui, grâce aux travaux forcés des esclaves leur permettaient d’atteindre des quantités prodigieuses pour l’époque, rendaient les plus pauvres des colons blancs probablement plus proches des Marrons que de ces grands propriétaires. D’autre part, comme le rappelle fort à propos Gabriel Debien, le marronnage n’était pas réservé aux seuls esclaves, car il « [...] existait autant chez les servants blancs asservis par contrat que chez les esclaves noirs. » [13] Ce qui peut permettre d’envisager les servants blancs sous contrat, dont les conditions d’existence étaient comparables à celles des esclaves, comme une des nombreuses sources d’informations fiables dont dépendaient les Marrons, voire de les qualifier d’alliés au sein des colonies. Enfin, il n’était pas rare que des Marrons et des blancs s’unissent contre le gouvernement colonial :

« En au moins une occasion - la Révolte de Balaiada (État de Maranhao, 1837-1840)- des bandes issues des mocambos, des bandits, et des dissidents politiques unirent leurs forces contre les gouvernements d’état et fédéral. » [14]

On comprend mieux l’acharnement législatif visant à signifier la différence entre blancs et noirs et à punir les audacieux qui franchissaient cette barrière arbitraire. Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’en dépit de l’application brutale de cet apartheid, des révoltes comme celle de Balaiada aient pu survenir au milieu du 19e siècle, et de nombreuses autres ailleurs sur le pourtour de l’Atlantique Noir.

Et que des protagonistes épris des idéaux de liberté, égalité et fraternité étaient prêts à braver cet ordre qu’ils considéraient comme illégitime. Car, comme le rappelle Richard Price :
« Une des plus étranges “alliances de circonstance” qui se noua dans ces conditions fut celle entre les marrons en territoire espagnol et les pirates qui représentaient les ennemis de l’Espagne. » [15]

Marins noirs, irlandais et idées radicales

Avant toute chose, il est utile de revenir sur l’importance numérique des marins noirs aux 17e et 18e siècles. Dans des villes portuaires comme Londres, des esclaves en fuite venus d’outre-atlantique s’engageaient dans la Marine, se glissant dans la foule anonyme des affranchis, comme cela fut également le cas dans d’autres villes côtières aux États-Unis, à New-York ou Charleston, où « [...]les esclaves dominaient le trafic maritime et fluvial pour lesquel 20% des hommes adultes travaillaient » [16]. Ainsi, « on a estimé qu’à la fin du XVIIIe siècle, la Royal Navy était composée pour un quart d’Africains puissamment orientés par leur expérience de l’esclavage vers les idéologies prônant la liberté et la justice. » [17]

En travaillant comme marins, ou comme manœuvres sur les quais, les Africains, souvent des esclaves Marrons, ont enrichi leur expérience du travail dans les plantations proto-capitalistes [18] de celle d’une organisation sociale conséquence de la division du travail en cours dans toute la société durant cette période de mutation économique, et plus largement, sociale. Sur la plantation, les esclaves marrons avaient pu mettre en place des moyens de lutte innovants pour l’époque, qui s’apparentent fortement à la grève. Par exemple, face à un comptable particulièrement cruel, un groupe d’esclaves des Antilles Françaises s’enfuyait toute la journée de la plantation, échappant ainsi aux corvées quotidiennes. Mais, « [ils] retournaient à leurs maisons chaque soir clamant qu’ils ne se rendraient pas tant que le comptable resterait sur la plantation. » [19]

En rejoignant les ports de grandes villes, les esclaves, marrons et affranchis, ont pu rencontrer les dockers et marins Irlandais fortement imprégnés de l’idéologie des Niveleurs qui s’était répandue en Irlande pendant la lutte contre la brutale colonisation britannique, notamment caractérisée par l’appropriation systématique de la terre par enclosure des champs communaux traditionnels. L’idéologie niveleuse joua un rôle non-négligeable pendant la Révolution Anglaise de 1649 ; les Niveleurs s’étaient notamment exprimés contre l’invasion, sans cependant pouvoir l’empêcher [20]. Le corollaire de l’expropriation de tous ces paysans irlandais a été leur exil vers Londres et les Caraïbes, parfois volontaire, mais dans la majeure partie des cas, ce fut une déportation pure et simple :

« Sir William Petty estimait qu’un sixième des hommes adultes, dans les trente-quatre mille hommes, ont été expédiés hors d’Irlande et vendus à l’étranger suite à la conquête de 1649. En 1660 il y avait au moins douze mille travailleurs Irlandais aux Antilles, et neuf années plus tard, huit mille à la Barbade seulement. » [21]

Ils se retrouvèrent à travailler en masse au déchargement des navires et, ce faisant, importèrent les pratiques de leurs « organisations rebelles de l’“Irlande clandestine” » [22].
La rencontre de ces deux groupes, africains et irlandais, allait créer un mélange explosif, d’autant qu’ils partageaient une communauté d’expérience de lutte contre l’oppression et l’esclavage, affinité renforcée par la similitude de leurs sociétés d’origine, caractérisées par « une économie agraire, l’absence relative d’un secteur marchand, la prédominance de groupes de parenté étendue comme base sociale de production, l’absence d’“individualisme”, et l’importance accordée aux coutumes, identités, musique, et culture collectives » [23]. On peut citer le cas exemplaire de Frederick Douglass,« [...] dont les autobiographies révèlent qu’il fût initié à la liberté dans le nord du pays par des marins irlandais, alors qu’il travaillait comme calfateur de navires à Baltimore. » [24]

Marins, dockers, esclaves et travailleurs des autres corporations se rassemblaient en différents lieux et ont fini par développer une forme de « [...]sous-culture [...] qui se cristallisait autour d’expériences communes de travail et d’une vie culturelle commune[...].“Apprentis, servants et mêmes des Nègres” buvaient ensemble dans Hell Town à Philadelphie, tout comme “des marins et des esclaves” faisaient la fête jusqu’à des “heures indues”à Charleston, et les travailleurs noirs et blancs se retrouvaient à la taverne de Hughson à New-York. » [25].
Ces différents groupes allaient devenir les fers de lance de durs mouvements de grève ou les initiateurs de situations insurrectionnelles, comme lors des soulèvements populaires contre l’enrôlement forcé dans la Royal Navy tout au long du 18e siècle dans les villes portuaires de la côte Est des États-Unis et participèrent de ce fait à la propagation des idées révolutionnaires dont ils étaient les porteurs :

« Durant le terrible hiver de 1740-1741, [...les] travailleurs [qui] se réunissaient à la taverne au bord de l’eau de John Hughson à New York planifiaient un soulèvement pour le jour de la Saint-Patrick. Les conspirateurs comprenaient des Irlandais, des Anglais, des Espagnols, des Africains, et des Amérindiens, hommes et femmes.[...]Finalement, ils mirent à exécution au moins une partie de leur plan, incendiant le Fort George, la maison du Gouverneur, et l’armurerie impériale, les symboles de Sa Royale Majesté et de l’autorité civile, les lieux et instruments de la puissance de la classe dominante à New York. » [26]

GIF - 92.2 ko
Crispus Attucks représenté sur la gravure du Massacre de Boston par John Pufford
(source:Wiki Commons)

Quelques années plus tard, en 1770, on retrouve le marin métis « [...]Crispus Attucks à la tête de de sa “racaille bigarrée de gamins effrontés, de négros, d’Irlandais et de matelots excentriques” » [27] qui devint l’un des 5 martyrs fusillés par les troupes anglaises le 5 mars de cette même année lors du Massacre de Boston, un des évènements fondateurs de la lutte pour l’Indépendance Américaine. Un autre métis, William Davidson, « fut pendu pour son rôle dans la conspiration de Cato Street visant à faire sauter le gouvernement britannique en 1819. » Toujours d’après Paul Gilroy, Davidson fut « connu pour avoir fait office de gardien du drapeau noir du mouvement - qui significativement, était orné d’un crâne et d’os croisés avec la légende “Mourons en hommes libres plutôt que d’être vendus comme esclaves”. » [28]

Esclaves Marrons et Drapeau Noir

Il est remarquable que Davidson et Attucks aient été tous deux marins. Davidson s’engagea d’abord dans la marine marchande, puis fut enrôlé de force pour servir dans la Royal Navy, tout comme tant d’autres descendants d’africains. Comme le laisse supposer la citation de Gilroy, il est plus que probable qu’ils aient été confrontés à l’idéologie véhiculée par les pirates, qui était connue de tout marin :

« Tout homme a une voix dans les affaires en cours ; a un titre égal aux provision fraîches, ou aux liqueurs fortes, saisies à tout moment, et peut les utiliser suivant son bon plaisir, à moins qu’une disette ne rende nécessaire pour le bien de tous, le vote d’un retranchement. » [29]

Voilà qui contrastait grandement avec les conditions de vie à bord de la marine marchande ou de guerre, décrites en ces termes par Peter Lamborn Wilson dans Utopies Pirates :

« [...]les travailleurs de la mer constituaient une sorte de proto-prolétariat. Les conditions de travail des marines marchandes d’Europe offraient un tableau abominable du capitalisme naissant dans ce qu’il a eu de pire - et les conditions prévalant dans les marines de guerre étaient encore plus effrayantes. » [30]

Sur les vaisseaux pirates, le butin était réparti selon un système de partage bien plus égalitaire que les rémunérations des marines régulières : chacun reçoit une part égale du butin, et le capitaine, une à une part et demie. [31] Une forme d’assurance d’invalidité fonctionnait également : une part du butin alimentait une caisse de solidarité qui servait à indemniser les pirates en proportion de leurs blessures. De plus, « les capitaines pirates sont élus, et peuvent être destitués à tout moment pour abus d’autorité[...,] pour lâcheté, cruauté[...] » [32]. Et tout cela sans bénéficier de traitement de faveur, ni pour le butin, ni pour les rations de nourritures disponibles à bord, ni même pour son hébergement sur le navire ! Un comble ! Les possibilités d’être reconnu à sa juste valeur était à la portée de tout membre d’équipage, et « un simple mousse pouvait espérer devenir un jour grand amiral, quelles que fussent ses origines de classe ou de race - situation tout à fait différente de ce qu’elle était, par exemple, dans la marine britannique ! » [33].

PNG - 13.4 ko
Mourons en hommes libres plutôt que d’être vendus en esclaves !
(source:Wiki Commons)

D’autre part, même si certains pirates participent à la traite négrière, d’autres revendiquent les idéaux de liberté et d’égalité prêchés par les travailleurs londoniens ou bostoniens, noirs et blancs. D’après Kenneth Kinkor, « les pirates jugeaient les Africains sur leur langage et leurs aptitudes maritimes - en d’autres termes, sur leurs connaissances et non sur leur race » [34]. Les équipages sont communément composés d’une bonne part de marins noirs, dont nous avons déjà vu qu’ils représentaient de 20 à 25% des effectifs des marines régulières :

« Parmi les équipages, qu’ils soient corsaires ou flibustiers, on trouve nombre de Noirs. Esclaves en fuite, ce sont de hardis marins qui n’ont rien à perdre ; les pirates conservent souvent à leur service les esclaves qu’ils trouvent sur leurs prises. » [35]

Il est facile de comprendre l’attrait que le monde pirate pouvait exercer sur les marins en général, et noirs en particulier, avec ses promesses de liberté, d’égalité et de fraternité que les États nationaux n’étaient pas près d’envisager. Les exemples de “passage à l’ennemi” sont légion, que ce soit après avoir été faits prisonniers, où quand l’occasion faisait le larron. En 1614, l’arrivée du Capitaine pirate Mainwaring à Terre Neuve à la tête de huit voiliers armés fit que « des membres de l’équipage de bien des navires désertèrent pour se joindre à eux. » [36]

Le mode d’organisation sociale des pirates semble être la mise en application des revendications des radicaux de l’Angleterre révolutionnaire, qui se retrouvèrent nombreux dans les Caraïbes où opéraient les pirates, que ce soit de leur volonté propre, ou contraints à l’exil. Par exemple, on retrouve à la Barbade, « “Perrot, le Ranter barbu qui refusait de se décoiffer devant le Tout Puissant[...]”, comme beaucoup d’autres tel l’intellectuel Ranter, Joseph Salmon », ou encore Robert Rich, « l’un des disciples du Quaker hérétique James Nayler » [37], « que les Quakers orthodoxes avaient accusé d’être Divagateur » [38]. Nayler prêchait l’égalité entre les hommes et s’en prenanit vertement aux riches qui s’appropriaient les terres communales :

« obtenant de formidables domaines dans ce monde, alignant maison sur maison et terrain sur terrain, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place pour le pauvre. » [39]

Pour cela, « il fut jeté en prison [en Angleterre] et il partagea la paille sur le sol avec des pirates. » [40] Les pirates des côtes d’Amérique Centrale et des Caraïbes ont donc été en contact permanent avec les idéologies révolutionnaires, véhiculées par les marins, notamment irlandais et africains, depuis les côtes nord-américaines, et par les radicaux anglais en exil dans les Caraïbes. On peut se demander dans quelle mesure la propagation de ces idées de liberté et d’indépendance par les pirates a pu influer des figures de cette région, comme le Libertador Simon Bolivar.

La relation entre pirates et africains ne se cantonne pas à l’acceptation comme égaux d’esclaves en fuite à bord des vaisseaux pirates, ce qui pour l’époque est déjà particulièrement subversif. Sur la côte ouest-africaine, « des marins africains indépendants venant principalement de la Sierra Leone » [41] se joignent à des équipages pirates. De l’autre côté de l’Atlantique Noir, ces équipages cosmopolites entrent en contact avec les communautés de Marrons, où « [les] hommes de mer trouvent vivres et repos dans les palenques. » [42]. Les pirates y trouvent également les informations nécessaires à leurs actions de réappropriation des richesses :

« A terre, les marrons offrent des renseignements sur le transport des métaux précieux, qu’ils ont eux-même assurés lorsqu’ils étaient esclaves. » [43]

Les pirates, lorsqu’ils sont à terre, adoptent souvent les us et coutumes des Marrons qu’ils côtoient lors de leurs haltes, tout comme les Marrons avaient précédemment adopté celles des Amérindiens. Les auteurs de Bastions Pirates précisent que « ce “mode de vie marron” est clairement identifié à la piraterie » [44]. A force de se côtoyer, d’inévitables échanges allaient se produire, des liens se tisser, et, les équipages étant en grande majorité masculins, des unions se créer. Par exemple, à Madagascar, des pirates « s’installent et se marient ». Cet incessant brassage entre des marins pirates, noirs et blancs, débarquant à terre et des esclaves marrons prenant la mer, allait déboucher sur une forme de syncrétisme culturel, où des dimensions telles que la langue, les chants, et nous l’avons vu, l’idéologie politique se mélangèrent, s’influèrent réciproquement, et se répandirent sur les pourtours de l’Atlantique Noir, enrichies de ces nouveaux apports :

« Les contacts et les échanges culturels entre pirates, marins et Africains amènent des similarités évidentes entre les chansons de marins et les chants africains. En 1743, plusieurs marins passent en cour martiale pour avoir chanté un “chant nègre”. » [45]

La mise en perspective des relations entre ces groupes humains, pendant le règne arbitraire de cette institution capitaliste que fut l’esclavage, nous permet de mieux penser celles que nous développons de nos jours. Il est également possible de penser le durcissement parallèle des lois ségrégationnistes au cours des siècles de l’esclavage (et après...), et de celles condamnant la piraterie comme une violence d’État conçue et appliquée spécifiquement en réponse à la prise de conscience d’une convergence d’intérêts de la part des groupes exploités, clairement identifiée comme étant une menace pour le système capitaliste naissant.

A cette lumière, les solidarités et les échanges qui se créent aujourd’hui tous azimuts entre différents groupes de la société face aux ravages de la mondialisation financière et économique souhaitée et mise en œuvre par nos dirigeants, semblent être la cause directe du discours tout-sécuritaire et de l’arsenal répressif déployé pour couper les différentes têtes de l’Hydre des couches populaires, que sont les militants syndicalistes qui prônent l’action directe, les mouvements étudiants non-inféodés aux syndicats, les jeunes des quartiers populaires qui exprimèrent leur rage en novembre 2005, ou les collectifs de sans-papiers.
A nous de bien saisir ce que les dominants ont déjà compris - que ces solidarités sont un danger pour la perpétuation de leur pouvoir -, et de continuer à refuser les cadres qu’ils nous imposent pour mieux nous asservir, en faisant nôtre la maxime du drapeau noir brandi par William Davidson :

« Mourons en hommes libres plutôt que d’être vendus comme esclaves. »

Notes

[1Peter Linebaugh et Marcus Rediker, “The Many-Headed Hydra : Sailors, Slaves, Commoners, and the Hidden History of the Revolutionary Atlantic”, Beacon Press. Article éponyme cité dans ce texte disponible ici (pdf en anglais). Les traductions des citations de cet article sont de mon fait.

[2Eve Demazière, "Les Cultures noires d’Amérique Centrale",Karthala, 1994.

[3dénomination des villages marrons en Amérique Latine, hors Brésil où ils étaient appelés quilombos ou mocambos.

[4Richard Price, p.13 introduction de “Maroon Societies : rebel slave communities in the Americas”, John Hopkins Press, 1996. Toutes les traduction des extraits de cet ouvrage sont de mon fait.

[5Herbert Aptheker, cité par Richard Price, op.cit. p149

[6Pseudo choisi par Peter Lamborn Wilson pour écrire T.A.Z. Nous retrouverons cet auteur dans la partie consacrée aux pirates.

[7Temporary Autonomous Zone/Zone d’Autonomie Temporaire, dont on pourrait imaginer que les communautés d’esclaves marrons aient été, avec les navires pirates, les ancêtres.

[8Roger Bastide, "Les Religions Africaines au Brésil", P.U.F., 1960 ; in Price, op.cit. p.194. Pour une plongée dans l’univers des descendants de ces métissages en terre nord-américaine, voir le documentaire de André Gladu, “Marrons, la piste créole en Amérique” réalisé en 2005, et édité par les Films du Paradoxe.

[9Price, p.9, op.cit.

[10Price, introduction p.7, op.cit.C’est moi qui souligne

[11Price, p.13, op.cit.

[12immenses propriétés

[13Gabriel Debien, "Le marronnage aux Antilles Françaises au XVIIIe siècle, Caribbean Studies 6, 1966 ; in Price, op.cit. p.112

[14Stuart B.Schwartz, Journal of Social History, 1970, in Price, op.cit. p.212

[15Price, introduction p.14, op.cit.

[16Linebaugh & Rediker, op.cit.

[17Paul Gilroy, “L’Atlantique Noir : modernité et double conscience”, Kargo/L’Éclat, p.30

[18Lire C.L.R. James, “Les Jacobins Noirs - Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue”, Éditions Caribéennes, 1984. Les esclaves des plantations peuvent être considérés, selon James, comme les premiers à avoir connu des conditions de travail qui allaient devenir la norme pendant les révolutions industrielles du 19e siècle : travail à la chaîne, division extrême du travail, cadences horaires rythmées par des sonneries de sifflet, création de postes de travail spécifiquement dédiés à la surveillance des autres travailleurs. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les esclaves des plantations furent parmi les premiers travailleurs à utiliser la grève comme moyen de revendication sociale.

[19Gabriel Debien in Price, op.cit.

[20Christopher Hill, “Le Monde à l’Envers”, Payot, 1977

[21Linebaugh & Rediker, op.cit. p.123 de leur livre.C’est moi qui souligne

[22Linebaugh & Rediker, op.cit. p.11

[23Linebaugh & Rediker, op.cit. note 29. Particulièrement pour l’Irlande et l’Afrique de l’Ouest selon les auteurs.

[24Gilroy, op.cit. p.30-31

[25Linebaugh & Rediker, op.cit.

[26Linebaugh et Rediker, introduction, op.cit.. Saint-Patrick est le patron des Irlandais. Le jour de la Saint-Patrick est devenu une fête nationale pour la République d’Irlande et est célébré dans différents endroits de par le monde par la communauté irlandaise.

[27John Adams in Linebaugh & Rediker, op.cit.,et également, in Gilroy, op.cit. p.30

[28Gilroy, ibid

[29Code de l’équipage du pirate Bartholomew Roberts, Daniel Defoe,“A General History of the Pyrates”, cité dans “Bastions Pirates”, collectif Do or Die, Aden

[30Peter Lamborn Wilson, “Utopies Pirates”, Editions Dagorno

[31Bastions pirates, op.cit.

[32Bastions pirates, p.21

[33Wilson, op.cit. p.29, à propos de l’organisation de la République Corsaire de Salé. Il est également intéressant de noter la place des femmes dans les sociétés pirates : des femmes ont ainsi pu échapper aux contraintes sociales existant en Europe pour s’accomplir, bien que les différents codes prévalant à bord des vaisseaux pirates interdisent la présence des femmes. Voir le cas emblématique de Anne Bonny, qui était aussi d’ascendance irlandaise.

[34Rediker, in Bastions Pirates, op.cit. p.29

[35Demazière,op.cit. p.98, citant des extraits de l’ouvrage de 1699 de Alexandre Olivier Exquemelin, “Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes, etc...”. Pour une illustration de ce genre d’action de libération, voir le beau film d’animation de Jean-François Laguionie, “L’île de Black Mor”.

[36Philip Gosse, “Histoire de la piraterie”, Payot, 1978, p.148

[37Bastions Pirates, op.cit. p.13. Souligné dans le texte original.

[38Hill, op.cit., note 120 du chap. X. Divagateur est la traduction française du terme "Ranter"

[39James Nayler, in Linebaugh & Rediker, p.95 du livre.

[40Linebaugh & Rediker, op.cit. p.95 du livre.

[41Bastions pirates, p.31

[42Demazière, op.cit. p.71

[43Demazière, op.cit. p.98

[44Bastions Pirates, op.cit. p.33

[45ibid