Humour Noir : les comiques noirs américains, ou les larmes des clowns

, par Alfred

Vous ne le connaissez probablement pas, et pour cause : le comique noir américain ne s’exporte en France que s’il évite la question raciale, qui se trouve au centre de son art. Mais vous gagneriez à rencontrer Dave Chappelle, ainsi que ses ancêtres : les références sont afro-américaines, mais les questions sont universelles. Si je vous le dis...

Paid the cost to be the boss

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Chappelle

Aaaaah, les deux saisons du Chappelle’s Show sont en DVD, et le mois dernier sortait un film musical en collaboration avec Michel Gondry, Dave Chappelle’s Block Party [1]. Il est peu probable que ledit film sorte en France, tant son sujet et ses acteurs semblent loin de nos préoccupations. Les films ricains OK, mais faut pas déconner non plus. On va attendre un peu. Dave Chappelle star incontournable du petit écran aux Etats-Unis, décide de monter une block party dans le quartier new yorkais de Bedford Stuyvesant. Le concert de rue sera gratuit et réunira ce que la scène hip-hop soul américaine fait de plus beau et de plus intelligent ces dernières années : the Roots, Eryka Baduh, Jill Scott, Dead Prez, Kanye West, Common, n’en jetez plus. Entre les passages musicaux, Dave, distribue des tickets dorés pour le concert dans les rues de la petite ville de l’Ohio où il habite, tel Willy Wonka. Vous vous demandez probablement de qui je parle.

Gondry, OK, un de ces Français plus connus aux States qu’à la maison, réalisateur de vidéos et d’un premier film admirable, Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Mais Dave Chappelle ? Vous l’avez peut-être déjà vu, de loin, dans la parodie de Robin des Bois de Mel Brooks, Men in Tights, ou encore dans Une Vraie Blonde de Tom DiCillo. Mais il est beaucoup plus probable que vous ne le connaissez pas. Et si vous ne connaissez pas Dave Chappelle, c’est probablement qu’il est trop tôt. Dans la catégorie humour nègre à grande gueule, Dieudonné pose déjà bien trop de problèmes ; a-t-on vraiment besoin de son pendant américain ? Aux USA, Chappelle est de loin le comique le plus célèbre du moment, et ce film arrive à l’issue d’évènements pour le moins rocambolesques, sinon dans leur développement, dumoins dans la manière dont ils furent traités par les media ricains. C’est le prix du succès : Chappelle est populaire au point de voir sa vie intime explorée en profondeur, paparazzi style, dans tous les medias. Nous y reviendrons.

Les comiques noirs américains sont généralement restés les enfants pauvres de l’exportation humoristique américaine. L’humour nègre ne passe pas bien les frontières. L’exception Eddie Murphy est un humoriste noir qui a globalement évité la question raciale. C’est aussi le seul comédien noir vraiment célèbre à l’Est de l’Atlantique.

Le comique américain est une engeance particulière ; il fait de la comédie debout, laissant soupçonner que fut un temps, le comique faisait de l’humour assis, ou horreur, couché. Allez savoir. Toujours est-il que depuis maintenant presque trente ans et l’arrivée dans l’univers du concept Saturday Night Live, le comique debout naît dans les clubs, s’affirme à la télévision, et finit au cinéma, où le public français l’y découvre dix ans plus tard [2]. Il y a différentes catégories de comiques, et dans un pays qui pratiquait encore officiellement il y a 50 ans la ségrégation raciale, la couleur de peau est toujours une distinction cruciale. Pas que ce ne soit pas vrai en France, mais tout est si subtil en France : il suffit de se rappeler la douce poésie de tolérance de Michel Leeb pour s’en convaincre. Il n’est pas raciste, la preuve, c’est un fan de jazz. Mais je digresse. Revenons en Amérique.

Faut rigoler avant que le fouet nous tombe sur la tête

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Bamboozled de Spike Lee

Les comiques noirs américains et les noirs américains en comédie forment un vaste sujet, traité de manière plus ou moins heureuse. Spike Lee lui-même aura sorti le grand jeu pour traiter le sujet en 2000 dans l’excellent Bamboozled, un film qui explore de manière assez dérangeante les travers de la comédie noire américaine. Résumé rapide : un scénariste télé noir américain, voyant son dernier projet de néo-Cosby show bon teint refusé par les producteurs, propose l’idée la plus ignoble qui lui vienne a l’esprit, juste pour voir. A son producteur blanc avide de rap qui lui dit être "plus noir que lui", il offre un minstrel show moderne, où tous les personnages seraient joués par des noirs au visage repeint plus noir que noir. L’idée, bien évidemment, est accepté, le show devient un succès, et je vous conseille vivement de regarder le reste de la critique acerbe livrée par un Lee en rare forme. L’image médiatique noire américaine est une affaire compliquée, tout en strates historico-culturelles. Une grande majorité des comiques noirs semblent ne s’exprimer que sur les scènes noires, restant inconnus du grand public. Les comiques noirs plus connus font généralement de la télévision dans cette autre particularité du paysage audiovisuel américain : la sitcom ethnocentriste, où l’on suit la vie d’une famille qui noire, qui latino, etc. La question raciale est bien évidemment souvent abordée, mais le genre est convenu et subtilement rétrograde. Les clichés politiquement corrects s’enchainent avec la simplicité de la bonne conscience progressiste. Un cliché superficiellement positif n’est pas vraiment mauvais, n’est-ce pas ? Tous ces aspects et plus encore sont abordés dans l’un des films les plus accomplis de l’ami Lee.

La question la plus simple à la base de ce film : le noir médiatique est-il lui-même, ou une nouvelle version du noir créé et recrée à travers les âges par la société blanche ? Le noir américain est bilingue comme le dit Chappelle, il parle blanc et noir ; c’est clairement beaucoup plus vrai encore de l’artiste noir américain. Mais le noir américain en spectacle apparaît-il tel qu’il est, ou couvert de cirage, et qui lui met ce cirage sur le visage ?

A bien des égards, c’est Dave Chappelle qu’on croit reconnaître dans ce film, mais aussi tous ses prédécesseurs, en droite ligne jusqu’au minstrel shows. Dans ces spectacles apparus dans les années 1820 à New York, des hommes blanc à la face couverte de cirage dansaient, chantaient et jouaient les nègres. L’image est un cliché de l’utilisation de l’Autre, déclinée si souvent sous toutes les formes, mais elle est aussi déjà une identification. D’après W.T. Lhamon Jr., les premiers minstrel shows étaient bien plus proches du commentaire social que de la rigolade raciste. En se basant sur une documentation en béton, Lhamon montre que le racisme qui définit essentiellement ces spectacles dans l’imaginaire américain contemporain fut introduit plus tardivement. Quand les minstrel shows débutent ver la fin des années 1820, s’inspirer des danses et des spectacles des Noirs américains du port de New York, c’était aussi s’aligner avec le lumpen proletariat : "Pourquoi cette identification au noir devint-elle le fétiche autour duquel une alliance bigarrée se construisit ? Se désigner comme noir était une forme indéniable d’alignement et de reconnaissance avec les plus bas rangs de l’humanité, tels qu’impitoyablement définis par la traite du sucre et du coton, bien avant que Rice ne décrive Jim Crow." [3].

Sous peu, parallèlement au triomphe international du darwinisme racial, les minstrel shows deviendraient les clichés racistes que l’on connaît, à l’image de l’emblématique Jim Crow : personnage noir au centre de ces spectacles, il finirait par incarner les lois ségrégationnistes du Sud des Etats-Unis. Dans ce paradoxe réside l’un des tropes de la comédie noire américaine et du noir américain en comédie ; comment peut-on faire sens des mélanges, emprunts et rencontres permanentes entre la culture noire américaine et la culture populaire américaine sans évoquer les séparations, les pillages et les insultes ?

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Incroyable mais vrai ! Il suffit d’une boite de cirage pour faire disparaitre une coupe de cheveux à la con

Le comique noir américain est dans une position peu enviable. Comme beaucoup d’artistes noirs américains, il fut longtemps à l’avant-garde de la visibilité, et donc à l’avant-garde des compromis, que d’aucuns regardent toujours comme des trahisons, avec plus ou moins de raisons. Hollywood s’est longtemps contenté des artifices du minstrel show, engageant des acteurs blancs pour jouer d’éventuels rôles noirs importants, admettant sans vergogne le jeu de la représentation raciste : ce sont des blancs qui jouent les nègres couards et violents de D.W. Griffith dans Naissance d’une Nation. Le premier film parlant Le Chanteur de Jazz, suit un chanteur qui se noircit le visage pour pouvoir assouvir ses envies de scène à l’abri des reproches de son père. Dans ces deux exemples on retrouve les deux caractéristiques du stéréotype médiatique du noir américain : il exude la menace sourde de la bête, bête de sexe toujours en filigrane, bête de scène, grand enfant amusant ou sombre judas. Peu à peu des acteurs noirs sont introduits dans les films, et il existe des films créés, produits par des noirs, pour des noirs. Le grand Paul Robeson  [4] fera ainsi ses armes dans les productions noires et en tant que noir de service pour Hollywood.

C’est l’époque de la ségrégation officielle, et les cultures séparées ne se rencontrent que peu. Les noirs américains sont sur scène mais leur présence dans la société n’est pas officielle. Cette position évoluera avec le temps, sans toutefois échapper à son paradoxe inhérent. Les noirs qui jouent des noirs doivent jouer l’imaginaire blanc, si vous me suivez ; il faut sourire toutes dents dehors à la Louis Armstrong, faire les gros yeux, faire des claquettes, danser, faire rire avec un accent. Le comique noir des débuts est principalement comique parce que noir. Parallèlement à celà se développe certains aspects typiques de la culture noire américaines, en cela qu’ils concernent l’humour noir dans une société raciste blanche. Comme en témoignent les contes et histoires du folklore noir américain, les personnages d’idiots tant appréciés des blancs s’avèrent bien plus subtils qu’ils ne semblent ; jouer au con est un art en soi, et l’humour noir de l’Amérique ségrégationniste en fait bon usage. C’est une des formes de la pratique de Signifyin’, détournement de la langue dominante, jeux de mots d’apparence anodine qui cachent des significations plus profondes, comme les blues et les gospels pouvaient notamment cacher des instructions d’évasions pour les esclaves. Voici comment le définissait l’écrivain John Wideman dans une interview :

’Signifying’ est un jeu de mots-un jeu sérieux qui est à la fois éducation, amusement, exercice mental, préparation pour l’interaction avec amis ou ennemis dans l’arène sociale. Dans l’argot noir américain, ’signifying’ est un signe montrant qu’on ne peut pas faire confiance aux mots, que la plus petite expression donne lieu à une interprétation, que le langage est à la fois carnaval et champ de mine.

Et il y en a, de la place pour les interprétations, dans le gouffre qui sépare le noir américain de son double médiatique.

Famous and dandy

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Amos and Andy

Amos and Andy, la première série télévisée entièrement noire, montre ainsi autant du racisme crasse auquel on pourrait s’attendre (gros yeux qui roulent, stupidité, etc.) que d’un certain progressisme. La série originale avait été diffusée à la radio de 1928 aux années 40, et tous les personnages, bien que noirs, étaient joués par des blancs, avec une finesse que je vous laisse deviner.Ce fut la série radio la plus écoutée du pays pendant cette période. La série passa à la télévision en 1951, entièrement jouée par des acteurs noirs.

Certes Amos and Andy sont des clichés ambulants, mais ils sont aussi des idiots comme les 3 Stooges peuvent l’être. Ils sont entourés de professeurs, de docteurs, d’avocats, d’ouvriers, tous noirs, et jouant tous la voix de la raison face à l’imbécillité des personnages principaux. Ces acteurs noirs furent-ils des traîtres, acceptant de jouer des rôles créés pour eux par des producteurs et scénaristes blancs, ou des pionniers, suggérant tout doucement une vision alternative de l’Autre, du noir ? La série télé ne dura que deux ans : à la moitié des années 50, la question raciale en Amérique accéléra et laissa les molles vélléités d’Amos and Andy aux poubelles de l’Histoire.

Le commentaire social et racial noir américain se décline dans toutes les disciplines artistiques de manière similaire ; les années de la lutte pour les droits civiques lient secrètement aussi bien Martin Luther King Jr. que Chuck Berry ou Charles Mingus dans une même éthique de respectabilité, que d’aucuns ont beau jeu de juger comme de « l’oncletomisme ». Les revendications sont délivrées avec le sourire, sous toutes ses variantes. Déjà ce sourire est aussi bien celui, grave, du militant sûr de son droit se faisant démonter la gueule dans les états du Sud, le sourire vainqueur d’un King, que le rictus plus sarcastique et agressif d’un Leroy Jones, futur Amiri Bakara, poète nationaliste noir dont certains commentaires feraient passer Dieudonné pour un don de Dieu [5]. C’est le sourire appris pendant des siècles d’apartheid, et qui s’agrandit comme le changement semble venir. Dans ses multiples incarnations scéniques, c’est déjà aussi une variation sur le sourire toutes dents dehors des clichés rassurants de l’image publique noire, de Jim Crow à Amos and Andy en passant par Louis Armstrong. Ici encore, le paradoxe. Les artistes noirs omniprésents dans la culture populaire américaine, surtout à partir de l’explosion du jazz, ont longtemps attiré l’attention vers les ignominies qu’ils subissent sans sembler les attaquer. Avec les changements des années 50 et 60, les voix artistiques se font aussi plus revendicatrices, plus acerbes, tout en réinfusant régulièrement la culture populaire américaine et en influençant les mœurs et coutumes de l’Amérique blanche.

L’humour au service de la cause

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Gregory

En comédie, les années de la lutte pour les droits civiques sont les années de Dick Gregory, comique rendu célèbre par ses routines au Playboy Club (le magazine et les autres dérivés du concept de Hugh Hefner sont de véritables institutions en Amérique...), mais aussi pour son engagement militant aux côtés du Révérend King. Débutant au Club au pied levé pour remplacer un autre comique malade, il devient rapidement une vedette après un épisode devenu légendaire : Gregory faisant face à un parterre de Sudistes hostiles les retourne à force de blagues sans concessions sur le Sud. Il devient un habitué du Club, et bientôt se produit à la télévision et sort des albums. Déjà engagé dans la lutte pour les droits civiques à St Louis, Gregory renoue avec la cause au début des années 60. Aux côtés du SNiCC (Student Nonviolent Coordinating Committee) et de King, il est de toutes les manifestations dans le Sud, sit-ins dans les diners interdits aux noirs, marchant pour l’intégration des écoles et pour le droit de vote. Il est emprisonné à maintes reprises, tabassé ; sa renommée attire l’attention des media sur le mouvement tout entier. Dans un passage de son autobiographie de 1964, Nigger, Dick Gregory explique sa vision du travail de comique :

"Je dois être un comique noir, pas un noir comique. La comédie, c’est une relation amicale.

’C’est bien ma veine, je me suis acheté un costume avec deux paires de pantalons aujourd’hui... et c’est sur mon veston que j’ai lâché ma clope.’

Là tu te moques de toi-même.

’On m’a demandé de devenir membre à vie au NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), mais je leur ai dit que je les payerais à la semaine. Il manquerait plus que je paye pour être membre à vie, et qu’ un jour je me lève pour voir qu’on a fait l’intégration raciale pendant mon sommeil.’

Là tu te moques de la situation générale.

Maintenant qu’ils écoutent, tu peux souffler un nuage de fumée dans le public et lâcher :

’Ce serait quand même quelque chose si j’étais couvert de cirage, et que vous soyez tolérants pour rien, non ?’

Et là tu les tiens. Pas d’aigreur, pas d’Oncle Tomisme. On sait tous ce qu’on fait ici, non ? Maintenant tu peux t’installer et parler de ce que tu veux [...]. Evite le sexe, ceci dit[...]. Si tu ne fais que des blagues de cul, tu retombes dans le stéréotype du comique nègre. Si tu mélanges le cul et la satire sociale, le spectateur blanc, tout engoncé qu’il est dans la mystique sexuelle du Nègre, va se sentir mal à l’aise." [6]

Soulignée ici, une autre dimension du noir médiatique ; le noir, comme le rappelait Frantz Fanon, c’est le règne du biologique, c’est la bête de sexe, le violeur de blondes. A l’époque où il écrivait ceci, Gregory était à la pointe du mouvement pour l’intégration. Les routines face à un public noir variaient considérablement des routines face à un public blanc, du fait des considérations exprimées plus haut. La fin des années 60 et les désillusions politiques apporteraient de l’acidité à l’humour noir américain, à l’image des relations raciales dans le pays.

Les années de plomb

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Richard Pryor, motherfucker !

Avec l’apparente intégration raciale, l’humour noir pour les noirs transpire dans le public général, mais se fait aussi l’écho de la situation générale. Avec la fin du règne de Nixon les dernières illusions des années 60 s’envolent, les mouvements de gauche décapités et l’intégration gagnée, il n’y a plus besoin de véritable réponse au racisme de la société américaine. Sur la scène comique, c’est Richard Pryor qui sera l’image de ce changement de ton. Commençant comme comique gentillet dans la veine Cosby, Pryor opère un changement radical à la fin des années 60, et intègre ce qui deviendra les particularités de son style : vulgarité, obscénité, agressivité, blagues récurrentes sur le problème racial, mais aussi un comique visuel et sonore de haute volée. Pryor parle de niggers alors que le cœur officiel de l’Amérique post-droits civiques balance entre black et Afro-american. Il parle de niggers, crackers et honkeys, enchaînant les termes racistes, les garde en jeu alors que le but est d’enterrer les signes extérieurs de racisme, french style, les aléas étranges du newspeak a la sauce de nos démocraties. Pryor met du poil à gratter sur la plaie raciale américaine. Son but semble de rechercher ce rire forcé, inconfortable mentionné par Gregory. Les temps ont changé, et il n’est plus question de se faire accepter : avec la mort de Martin Luther King, les Black Panthers attaqués directement par le gouvernement, des émeutes raciales dans les villes du Nord, les années 70 montrent clairement que le racisme survit très bien à une société intégrée, merci beaucoup. Avec les années de plomb, les mouvements revendicateurs se sont fait plus violents et plus radicaux. La crise d’identité s’annonce ; l’authenticité devient le centre du combat.

A l’image des Black Panthers—qu’il fréquente à l’orée de ce changement de style—qui jurent comme des charretiers face aux caméras de l’ordre blanc, Pryor va utiliser "motherfucker" (terme typique de l’argot de rue afro-américain mais ultra-ordurier pour l’époque) comme ponctuation, au délice outré de son auditoire. Authenticité noire dans le parler, dans l’attitude ; il y a aussi une certaine pose Mau-Mau chez Pryor, terroriser le petit blanc avec ses propres hantises, ses cauchemards noirs.

Le "nouveau noir" est bien vite réduit à un nouveau cliché noir, comme les innovations de Melvin Van Peebles font place à la blaxploitation. Pour toute la justesse de ses observations, Pryor en tant que star noire est lui aussi au centre de l’éternel paradoxe, entre minstrel show et signifying. La frontière entre le commentaire sur le cliché et la participation au cliché est d’autant plus fine que le recyclage et l’histoire immédiate sont des spécialités outre-Atlantique. Si Pryor dit nigger tout le temps, c’est probablement acceptable. Les rires contrits font place aux rires gras, Pryor est le comique le plus apprécié du moment, et l’effet choc du commentaire raciste s’étiole considérablement, puisqu’il devient rapidement son attrait principal. De plus, il y a comme un malaise quand les fans blancs de Pryor estiment qu’ils peuvent utiliser le mot "nigger", puisque Pryor l’utilise tout le temps. Revenant du Kenya en 1979, Pryor renonce indéfiniment à l’utiliser, au grand dam de certains de ses fans qui iront jusqu’à lui envoyer des lettres de menace à ce sujet !

Pryor reste cependant le comique le plus apprécié de son temps, et le père de tous ceux qui vinrent après lui, de Robin Williams à Chris Rock. Si l’effet choc diminue, rien ne semble pouvoir diluer les aspects véritablement dérangeants de son humour. On le voit au cinéma (plus d’une cinquantaine de films dont Carwash, Superman III, un remake américain (et recentré sur le racisme) du film français Le Jouet, et son dernier, une apparition dans Lost Highway de David Lynch), à la télévision, où après de nombreuses apparitions dans le nouvellement créé et incontournable Saturday Night Live, il se voit confier sa propre émission. Un scandale dès le premier jour, l’émission est arrêtée au bout de quatre épisodes. L’humour de Pryor était trop osé pour la télévision de l’époque, mais l’écoeurement de Pryor face à la manipulation subie aux mains des producteurs révélait l’effet blaxploitation : pour se faire de l’argent sur la communauté noire subitement à la mode, les vendeurs de savon s’efforcent d’utiliser la nouveauté tout en essayant de s’assurer des revenus. Incapables de mettre sous rênes l’humour dévastateur de Pryor, NBC le censurera et l’émission sera annulée d’un commun accord, Pryor de son côté se rendant compte qu’il n’avait aucune liberté dans ses choix artistiques.

"Une semaine de vérité à la télé pourrait tout arranger. 137 millions de personnes regardent la télé chaque nuit ; voilà pourquoi on s’en sert pour vendre. Ca fait longtemps qu’on s’en sert de travers, c’est un commerce maintrenant, c’est tout. Ils vont pas faire des émissions sur comment révolutionner l’Amérique. Les émissions les plus populaires sont pour les demeurés." [7]C’est dans sa vie intime que Pryor verra les aspects les plus sombres de la notoriété, et sentira les tiraillements de sa position intenable. Si l’humour éclaire les rouages de la société américaine, il les dissimule aussi. Rire du racisme n’est pas forcément le comprendre. Si le minstrel show peut etre un hommage, il est aussi principalement un pillage, l’appropriation du "cool" noir sans acceptance. Comme tous les artistes noirs, le comique noir est dans une position impossible : sa popularité implique forcément une dose de trahison. Sous des dehors inclusifs, l’humour est probablement le lieu le plus impitoyable de la double conscience noire américaine, parce que le fou du roi est toujours facilement réduit au clown.

Les larmes d’un clown

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Chappelle "Black President", un mirage aussi joué par Pryor en son temps

Ce qui nous ramène à l’ami Chappelle. Il y a deux ans le premier épisode du Chappelle’s Show était diffusé sur la chaîne du cable Comedy Central. Succès instantané : les fausses pubs, parodies diverses d’émissions télés et films d’un ton très Nuls font mouche, autant par leur loufoquerie ras des pâquerettes que par leur hilarante justesse. Comme aux beaux jours d’Objectif Nul et des moukrènes à la glaviouze, on a presque honte de rigoler d’un pet, sauf qu’un pet, c’est marrant, et qu’au delà de cela l’ami Chappelle a l’oeil aiguisé.

D’une certaine manière, il n’est pas spécialement original, tant la question raciale est de nos jours incontournable pour tout comique de couleur, qu’il soit noir, jaune rouge ou brun. Sur la chaîne noire du cable, BET, les comiques se succèdent dans l’émission Def Comedy Jam, déroulant avec plus ou moins de succès des blagues éculées et souvent insultantes sur les blancs, les femmes, les homos, etc. Si les styles sont similaires, on est ici entre noirs, et les blagues racistes volent souvent très bas. Chez Dave Chappelle comme chez tous les comiques noirs “mainstream”, tout le monde doit en prendre un peu pour son compte. Et à ce jeu-là Chappelle a su imposer sa marque. En l’espace d’un an, impossible d’aller où que ce soit sans entendre répéter une réplique ou une autre issue de ses sketches. Impossible de ne pas les répéter soi-même, vraiment [8]. Enfin bref, star en un an, la deuxième saison est un succès encore plus énorme, et le monde du commerce de l’information de s’exciter de la belle histoire. Un contrat de 50 millions de dollars pour une troisième saison, vous imaginez !

Et puis la saison ne commence jamais. On s’impatiente. Et on apprend que Chappelle serait interné dans un hôpital psychiatrique en Afrique du Sud, qu’il ne fera pas la prochaine saison, qu’il est fou, qu’il a pété les plombs, trop de pression, tout en on-dit informatique repris par les tabloids puis les journaux, comme d’habitude, et bientôt tout le monde en parle, que lui est-il donc arrivé ? Jusqu’à devoir aller s’expliquer chez Oprah Winfrey, la papesse des interviews intimes en direct, et dans d’autres émissions, pour dire en somme qu’il en a eu ras les couilles, que le succès ne lui aura apporté que des problèmes, et qu’après s’etre ressourcé en Afrique du Sud, il s’est rappelé deux trois vérités fondamentales : "Au final, les blancs contrôlent tout, et où est-ce qu’un noir peut être lui-même ou dire quelque chose qui lui soit propre sans avoir à s’expliquer ou s’excuser ? [9]

Finies les conneries, finis les producteurs. Comedy Central a décidé de finir la troisième saison sans lui, tout en gardant le titre. Son film n’a eu qu’un modeste succès. J’ose imaginer que Chappelle s’en bat tout relativement les couilles. "I’m rich, bitch !", dirait-il surement, et cet argent aura au moins servi à organiser une grande classe de concert comme on n’en voit que dans les rêves, et gratuit en plus, un concert avec ses artistes préférés, ses potes, ses voisins, pour lequel il n’a besoin ni d’excuse, ni d’explication. Pour ce qui est de sa vie professionnelle, Chappelle retourne à la scène, où il s’est fait. Un sketch vu récemment laissait deviner des changements profonds, politiques. L’humour racial est toujours présent mais bien plus acerbe, l’humour politique beaucoup plus en avant, un fait relativement rare aux USA. Si vous retrouvez ici des échos de personnes et actions décrites auparavant, ce n’est probablement pas fortuit. Il faut que tout change pour que rien ne change, et puis c’est aussi la logique du signiyfin’ : répétition, exagération, emprunt, commentaire, le clown salue et vous laisse tirer vos propres conclusions. C’est rarement efficace, ni complètement profitable, ce qui explique probablement les destinées pleines de trous de nos humoristes. Mais, si vous me permettez, le détournement vaut le détour.

Notes

[1Voir le site.

[2Voire la génération spontanée sur nos écrans des diplômés de Saturday Night Live : Dan Ackroyd, Bill Murray, Chevy Chase, Eddie Murphy, et autres depuis trente ans.

[3Lhamon, Raising Cain : Black performance from Jim Crow to Hip Hop, Harvard University Press, 1998 p. 207

[4Voir ici en anglais.

[5Voir ici en anglais

[6Dick Gregory, Nigger, E.P. Dutton, 1964. Traduction personnelle.

[7Traduction personnelle.

[8Je pourrais parler de Charlie Murphy’s True Hollywood Stories, les reconstitutions des incroyables histoires vraies du frère d’Eddie Murphy. Je pourrais parler de When Keeping it real goes wrong. Mais j’ai mieux : si vous sentez bien votre anglais, allez donc y voir tout seul comme des grands, et faites-vous votre propre idée personnelle à vous ici.

[9Traduction personnelle, interview dans Esquire.