Au Tarmac de la Villette

La Comédie Indigène, de Lofti Achour

, par Soopa Seb

En nous servant une magistrale mise en scène cinématographique, tout en finesse et en échos, Lofti Achour parvient à nous faire ressentir, avec émotion, l’inhumanité et l’abjection des discours racialisants qui ont cours depuis 1830, date du début de la conquête de l’Algérie, à nos jours, avec le fameux discours de Dakar de Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa.

Tout d’abord, le lieu : le Tarmac de la Villette. Un endroit convivial, à taille humaine, construit en bois, chaleureux et niché au milieu du parc de la Villette, derrière la grande halle principale.
A l’accueil, une belle salle : tables, chaises, banquettes le long des murs. Un petit bar, tenu alternativement par des membres de l’équipe du Tarmac, toujours sympathiques, propose boissons et assiettes goûteuses pour des tarifs plus qu’honnêtes.
Aux murs, une exposition de photographies de Agnès Pataux remplace agréablement la collection des affiches soignées des spectacles programmés précédemment.

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Exposition "Matière d’oeuvre"
© Agnès Pataux

Un coin librairie est aménagé, nous livrant les oeuvres de Fanon, Kourouma et autres, en parfait accord avec la représentation de ce soir : La Comédie Indigène, de Lofti Achour.

Juste le temps de commander un thé et de m’enfiler une part de tarte aux pommes, et nous sommes invités à prendre place dans la salle. Rideau.

1h30 d’émotion, de rage, de sourires, souvent retenus et génês, rarement francs, contenus par l’horreur des odieuses citations [1].

La scénographie est particulièrement réussie, très cinématographique, réalisée à l’aide d’un dispositif simple, mais ingénieux : une paroi transparente coupe la scène dans sa largeur, permettant la projection d’images, et ménageant de cette manière une coulisse, en fonction de la place des personnages sur scène.
Ainsi, des cartons de générique ponctuent les citations et servent de transitions entre les scènes.

Ainsi de cette très belle scène, en plongée sur un lit de camp que se partagent avec tendresse deux tirailleurs, évoquant les actions héroïques de leurs compagnons d’infortune. Le lit, en réalité, dressé à la verticale sur la scène, est disposé derrière la paroi de verre, striée de barreaux, et aidés par un éclairage adéquat, on est bercé de l’illusion d’assister à cette conversation, de haut, soudain projetés directement au-dessus de ces hommes, fatigués, blessés. On imagine le froid de l’hiver, le sifflement des obus, le dépaysement brutal, la souffrance, en quelques instants magiques.

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Affiche de La Comédie Indigène
© Pascal Colrat

La force de la mise en scène de Lofti Achour réside pour beaucoup dans le télescopage de scènes, avec un montage parfois volontairement abrupt, sans fondu enchaîné. Exemple, la magnifique scène du thé à la menthe : Ydire Saidi interprète, avec beaucoup de justesse, un chibani , attablé seul à sa table de bistrot sirotant un verre de thé à la menthe. Il boit, doucement, lentement. Puis se lève, et esquisse quelques pas de danse. Cette scène claque comme un coup de fouet, après le terrifiant exposé devant la chambre parlementaire de la nécessité de procéder à l’extermination du peuple algérien, hommes, femmes et enfants, pour ouvrir la voie à la civilisation européenne et au “progrès”.

En toute sobriété, la juxtaposition de ces deux scènes permet au public de comprendre énormément de choses, de prendre instantanément la mesure et le poids de toute une histoire, tout à coup condensée dans ce personnage. Histoire que l’on ne cesse de nier et d’occulter pour n’en retenir, au détour d’une loi réactionnaire, que les prétendus bienfaits.

Mais ne croyez pas que la pièce ne consiste qu’en une litanie d’horreurs énumérées de bout en bout. Non. De constants clins d’oeil nous sont envoyés, émaillant la pièce de notes d’humour. Les comédiens s’en donnent à coeur joie, forçant le trait de leurs personnages parfois jusqu’à la caricature assumée, comme Marcel Mankita lorsqu’il interprète le personnage Nénufar, de la chanson coloniale du même nom, marche officielle de l’exposition coloniale de 1931, excusez du peu !

Je ne peux pas résister à la tentation de vous laissez lire le refrain, qui vaut son pesant de Banania, même parmi la sélection particulièrement gratinée de chansons coloniales qui agrémentent le spectacle :

« Nénufar
T’as du r’tard
Mais t’es un p’tit rigolard
T’es nu comme un ver
Tu as le nez en l’air
Et les ch’veux en paille de fer
Nénufar
T’as du r’tard
T’as fait la conquête des Parisiennes
T’es leur fétiche
Et tu leur portes veine ! »

Les acteurs et la mise en scène jouent perpétuellement avec les préjugés inhérents à ce type de représentations racialisantes. Ils font rire le public avec eux, de leurs personnages stéréotypés, mais réussissent à faire rire le public de lui même, de l’aberration que représentent ces clichés qu’il accepte si aisément au quotidien [2].

Car c’est là un des éléments du succès de cette pièce réjouissante : la scénographie permet de faire ressentir l’essentiel et d’appréhender des concepts dont l’explication écrite peut parfois être fastidieuse. L’aliénation des colonisés chère au Franz Fanon de Peau noire masques blancs est immédiatement palpable lorsque cet étudiant en médecine, toujours interprété par Marcel Mankita, qui, donnant la réplique au formidable Thierry Blanc jouant le professeur, s’enorgueillit d’être assimilé à un homme-étalon en raison de la couleur de sa peau, et répète avec application un discours pseudo-scientifique effarant sur “le nègre”...

Bref, rien que du plaisir ! Dépêchez-vous de réserver vos places : la pièce se joue jusqu’à la fin de la semaine.

P.-S.

A venir : un entretien avec Lofti Achour.

Notes

[1Lire une recension et une analyse des citations de la Comédie Indigène ici.

[2sur ce sujet, lire l’article Douceur Coloniale.