Le roi de la loose : entretien avec Ambre et Lionel Tran (1/2)

, par Alfred, LaPeg M. 

"Le journal d’un loser" est une des bandes dessinées française
de ces dernières années qui nous a le plus marqué. Publiée
en 1999 aux éditions 6pieds sous terre et parue par épisodes dans l’excellent
Jade, le côté presse de cet éditeur à part, l’oeuvre de Lionel Tran
et d’Ambre nous balade dans un Lyon très peu saucisson, sombre et décalé.
Fiction autobiographique les tripes à l’air qui sonne presque trop vrai . Interview
fleuve en trois parties. (par L.P.et Alfred)

L.P. : Je trouve extrêmement courageux et difficile de tenir un
journal intime et plus encore de le faire lire et de s’en servir comme matériel
créatif.

Lionel Tran : Eclaircissons tout de suite un malentendu : "Le journal
d’un loser " ne se revendique pas foncièrement comme un travail autobiographique.
Il s’agit en réalité d’un travail de reportage et d’une fiction. Le journal intime
que nous avons pris comme base de travail nous a surtout servi à cerner le ton
du récit. A l’arrivée il ne reste dans l’album que très peu d’éléments qui étaient
dans le journal. Pour répondre à ta question, je pense que tenir un journal ou
tout du moins écrire sur soi répond à un besoin, ... à une impossibilité, ou tout
du moins à une difficulté à communiquer certains sentiments. C’est peut-être une
prolongation du récit de ses misères quotidiennes que l’on faisait enfant à son
ours en peluche. Si on se confie c’est parce que l’on a besoin d’être écouté et,
en se racontant, peut-être que l’on parvient à s’écouter un peu soi-même. C’est
aussi pour évacuer certaines pensées, pour se nettoyer l’esprit. A partir du moment
ou l’on écrit cette confession c’est dans la perspective qu’elle soit lue, que
ce soit par son entourage ou par un inconnu, en qui on peut imaginer l’interlocuteur
idéal. Un journal intime est une volonté ouverte de laisser une trace lisible
de ce que l’on a ressenti.

Ambre : C’est aussi le laboratoire où l’auteur met son travail en perspective,
se pose ouvertement des questions sur ce qu’il fait et sur ce qu’il vit, et sur
l’adéquation entre les deux. C’est rassurant - l’écrivain se transforme en une
sorte d’artisan, de jardinier.

Lionel Tran : Dans le cas du journal intime qui nous a servi de point de
départ pour l’album, j’avais dans l’idée de le faire lire pour avoir un avis dessus.
Avec Ambre nous envisagions de réaliser un album en commun depuis longtemps. J’ai
tenu un journal pendant plusieurs mois, et je lui ai confié en lui demandant de
le lire afin de voir s’il y trouvait matière à faire un récit. Et puis, je suis
parti en voyage. A mon retour il avait réalié un premier épisode et retenu une
série de scènes qui l’intéressaient. C’est donc lui qui a fait la première sélection.

Ambre : Mais je ne savais pas du tout dans quelle direction on allait.

Lionel Tran : A la suite de ce premier épisode nous avons eut quelques
discutions à propos du projet, dont nous avons poé les bases : il s’agissait de
garder le ton biographique, l’engagement qu’il y avait dans le journal tout en
l’appliquant a une description de ce que pouvait vivre les gens de notre génération.
Il y a eut dès le départ cette volonté à la fois intimiste et générique. Le journal
avait été écrit sans pudeur, mais cela était ma vie. Nous n’avions pas envie de
l’illustrer. Cela était très clair.

Alfred : Le journal intime : un beau mensonge quelque part ; il y a
en effet à priori une contradiction entre les termes, ce qu’on écrit plus ou moins
pour soi et que finalement tout le monde finira par lire, les amis qu’on y décrit
plus ou moins gentiment, qui ont vu ces scènes différemment. Est-ce une réflexion
globale sur l’écriture qui, heu, reste une vision bien personnelle de ce qui se
passe ou même de ce qu’on invente, la littérature qui sous couvert de fiction
est encore plus impudique que le journal intime ?

Ambre : Les journaux intimes me fascinent pour plein de raisons : la densité,
l’exhaustivité -l’auteur y raconte aussi bien une journée où il ne s’est rien
passé qu’une journée pleine d’évènements. Tout est mis au même plan, sans artifices
narratifs comme dans un roman (dans l’absolu, du moins). Ce sont pour moi des
"super-romans " aux intrigues constituées par la vie des auteurs. Et puis la quotidienneté
des choses me touche. Je dois être un homme d’habitudes. J’aime la répétition
des choses, la ronde des saisons. Mon plus grand plaisir quand je dessine est
souvent au moment d’entrer dans mon atelier et de voir chaque chose à sa place
habituelle, et me dire que le lendemain j’aurais cette même sensation, et puis
le surlendemain, avec seulement d’infimes changements qui font que la vie se déroule
 : un dessin en cours sur la table, la lumière qui se rapproche de l’automne...
je retrouve un peu de ça dans les journaux intimes.

Lionel Tran : Tenir un journal est un exercice d’écriture quotidien. J’avais
le besoin de passer par la pour établir un lien entre des sensations réelles et
des histoires imaginées. Je cherchais de la substance, de la chair pour mon écriture
et il n’y avait qu’un endroit où la trouver... mais j’ai mis longtemps à l’accepter,
j’ai beaucoup lutté contre, je crois que ça me faisait peur. La première fois
où j’ai écrit quelque chose sur moi, peut être un an avant de commencer à tenir
un journal, ça a été effroyable. J’avais les doigts crispés, j’ai réussi à écrire
à peine une quinzaine de mots. En les écrivant je me disais : NON, NON. Et pendant
un moment ces quelques lignes sont restées un objet de répulsion, mais malgré
tout je revenais vers elles, sans comprendre ce qui s’était passé. C’est comme
si une brèche s’était ouverte. Puis quelques mois plus tard j’ai commencé à tenir
un journal et parallèlement, mais ça je n’en ai pris conscience que très récemment,
je me suis mis à écrire des nouvelles inspirées de choses vécues. Ça a été une
période assez dense, où jécrivais spontanément, sans réfléchir, sans essayer de
raconter ou de faire du style, il s’agissait de restituer. Je pense que ça m’a
aidé à donner une texture plus sensibleà mon écriture.

Alfred : Que disent vos potes ? Est-ce qu’ils connaissent le Loser, le voient-ils
différemment ?

Lionel Tran : La plupart l’ont vu s’élaborer, ils étaient au courant. Ensuite
je ne sais pas comment ils perçoivent l’album terminé.

Ambre : Beaucoup ne s’y reconnaissent pas, car ce sont des portraits fragmentaires,
"flous ". Une amie était soulagée qu’on ne lui fasse pas dire trop d’inepties
au moment où elle apparaît. . Quelqu’un m’a dit très sérieusement qu’il était
surpris de ne pas y figurer. J’étais sidéré ! D’autres ont été touchés par le livre
en lui-même.