De l’inconséquence journalistique à l’indécence

, par Soopa Seb

Il fallait oser. Ils l’ont fait.

Alors que l’état d’Israël bombarde allègrement des zones résidentielles et des infrastructures civiles au Liban depuis les airs et la mer, la rédaction du 19/20 Île-de-France du dimanche 16 juillet, tout en inaugurant, pour se dédouaner, par un micro-trottoir (dans lequel on n’apprend strictement rien) sur des français d’origine libanaise qui essaient de contacter leurs familles restées au pays, trouve le moyen de faire la transition avec la « journée nationale en souvenir des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français », cérémonie qui s’est déroulée en face du monument érigé en commémoration de la rafle du Vel’d’Hiv’. Tout un symbole. D’autant que, pour faire dans la mesure, l’inénarrable président du CRIF, Roger Cukierman a pu y dénoncer, sans rire, “cette haine de l’autre qui, sous des prétextes religieux, ne rêve que de faire disparaître l’état d’Israël”, appuyé par le Ministre délégué aux Anciens Combattants, Hamlaoui Mekachera qui déclare lui que “l’antisémistime n’est pas une menace, mais une réalité”, sans que cela ne fasse réagir ni Bertand Delanoë, présent à la cérémonie, ni le présentateur du JT. Les civils libanais, en revanche, ont pu apprécier la volonté de destruction de l’armée israélienne, qui “n’est pas une menace, mais une réalité”.

Pas un mot sur l’agression armée de l’état israélien sur un autre état souverain. Pas un mot sur le fait qu’il n’y ait eu aucune déclaration de guerre, et que les négociations préalables, qui doivent permettre au conflit armé de n’être que l’ultime recours, n’aient jamais eu lieu - principe fondateur des Nations-Unies, qui rend la guerre illégale, sauf si elle est avalisée par le Conseil de Sécurité. Pas un mot sur le culot du gouvernement israélien qui demande l’application de la résolution 1559 de l’ONU , alors même qu’il bafoue les résolutions onusiennes depuis plus de 40 ans !
Pas un début de questionnement sur la raison de cet engagement militaire disproportionné -asymétrique dans le jargon militaire- face au “kidnapping” de 2 soldats israéliens et de la mort de 8 autres au cours de l’opération (soldats qui, après tout, savent qu’ils ne partent pas en pique-nique...) par le Hezbollah, questionnement que l’on est pourtant en droit d’avoir. Le fait que le Hezbollah soit chiite et soutenu par l’Iran n’y serait pas pour quelque chose ? La volonté d’Israël de procéder à un nettoyage au kärcher de sa frontière nord en se débarassant du Hezbollah au Liban et du régime syrien dans le même temps, tout en gardant l’Iran dans sa ligne de mire (l’Axe du Mal...), n’entre t’elle pas en synergie avec celle des États-Unis de, à la fois, relâcher la pression sur les soldats embourbés en Irak en drainant une partie des combattants chiites vers un autre front, et de menacer indirectement l’Iran ? [1]

Non. Pas une seule question ne sera posée. En revanche, une subtile transition sur une commémoration en l’honneur de ...? de qui... ? de quoi... ? On ne sait plus très bien. Des crimes de Vichy, on passe à l’antisémitisme actuel et à la volonté de détruire Israël, tout cela en l’espace de quelques secondes, sur fond de drapeaux français et de visages de femmes et d’hommes politiques au-dessus de tout soupçon.

Quelle conclusion en tirer ? Faut-il comprendre que ces dizaines de morts parmi les civils libanais sont justifiées ? Peut-être . Est-ce que tout cela a seulement un rapport ? On ne sait plus. Vaguement. Je me suis déjà exprimé au sujet de la vacuité des commémorations. Mais elles ont une fonction politique. Je ne sais plus quel homme politique disait que pour désamorcer une situation épineuse, il n’y avait rien de mieux que l’ouverture d’une enquête parlementaire : ça ne mange pas de pain et ça contente tout le monde. Les commémorations remplissent le même rôle. On commémore un évènement figé dans une histoire immuable, déconnecté de toute réalité sociale et de tout évènement présent qui y puise sa source ou qui entre en résonance avec, aidés dans cette déconstruction de l’Histoire par le découpage médiatique effectué lors des journaux télévisés, qui transforment un continuum temporel de causes et de conséquences en un fatras de tranches télévisuelles accollées les unes aux autres dans une absence totale de sens.

Mais dans ce cas précis, d’une simple inconséquence journalistique (traiter l’agression armée du Liban par Israël sous forme de micro-trottoir), ce début de journal atteint rapidement l’indécence en suggérant que les libanais, en ayant parmi eux des membres du Hezbollah, méritent ce qui leur arrive. Et l’indécence ne s’arrête pas là.

Ainsi, on rapporte le recueillement devant le monument du Vel’d’Hiv’, sans mentionner les déportations d’enfants orchestrées par le Ministre de l’Intérieur qui continuent de plus belle : les charters d’Airbus ont juste remplacé les bus de la RATP et les wagons de la SNCF.
L’équipe de la rédaction de France 3 évacue ce questionnement par une autre habile transition sur un très bref sujet à propos des adultes sans-papiers célibataires ou dont les enfants ne sont pas encore scolarisés, faisant part de leur inquiétude au sujet de leur possible régularisation. Quelles inquiétudes ? Pourquoi devraient-ils être plus inquiets que les couples ou les hommes ayant des enfants scolarisés ? Cela signifie-t’il que les enfants scolarisés et leurs parents ne craignent rien ? Encore une fois, nous n’en saurons rien. Surtout ne pas éveiller les soupçons. Ou plutôt laisser flotter le doute, l’ambigüité. En jouant sur le contraste avec la mise en scène de la commémoration et son flot d’images inconscientes, grises, violentes et morbides, le commentaire laisse même entendre que l’on se trouve en opposition totale avec l’arbitraire de Vichy, et que l’on est dans une démarche conciliante avec les résidents étrangers, étudiant avec magnanimité (paternalisme ?) leur cas, et prenant en compte le sort des enfants scolarisés, discours appuyé par le cadre bucolique de la prise de vue : le parc de la Basilique de Saint-Denis, les hommes allongés à l’ombre alors que le soleil tape sur fond de ciel bleu.

Pas une image de rafles dans les quartiers populaires avec blocages de tout un quartier par les forces policières. Pas une image des jeunes lycéens arrêtés lorsqu’ils se rendent à la préfecture afin de renouveler leur titre de séjour, des enfants arrêtés dans les écoles, ou des parents arrêtés sur leur lieu de travail, grâce à un système de délation informatisé de plus en plus performant (quand on pense que certains pensent déjà aux équipements de biométrie dans les écoles maternelles !).

Somme toute, la routine du travail journalistique sur les chaînes de télévision. Lisez le Plan B. Vite.

Notes

[1Lire également l’article de l’historien israélien Ilan Pappé en anglais ici et sa traduction partielle en français