Si vous n’avez pas entendu parler des festivités du centenaire, c’est normal : déjà c’est seulement l’année prochaine, et de plus on ne peut pas dire que la situation internationale se prêtait vraiment à ce genre d’annonce. Ce que, par un joli euphémisme au doux parfum néocolonial, d’aucuns appellent « l’intervention » anglo-américaine en Irak, à laquelle s’est notamment opposée la France n’avait en effet pas vraiment généré une atmosphère propice à réjouir les foules. Toujours est-il que l’année prochaine, c’est quand même le centenaire de l’Entente Cordiale, et maintenant qu’en bons voisins et amis on a réglé nos petits différends diplomatiques, il est temps d’en parler. Enfin merde, quoi, on est potes depuis cent ans, ça se fête ! Dans son discours du 14 juillet, l’ambassadeur français en Angleterre s’exprimait ainsi (lisez le chef dans son intégralité ici) :
« Lors du Sommet du Touquet, en février dernier, en pleine crise irakienne, le Président de la République et le Premier Ministre britannique, ont affirmé avec force, l’essentiel, à savoir que ce qui nous unit est bien plus important que ce qui nous divise. Et c’est vrai : que ce soit l’immigration, l’éducation, la défense, le Proche-orient, l’Afrique, l’avenir des Institutions européennes, les réformes sociales, la modernisation de nos économies : nous avons toutes les raisons de travailler ensemble, d’échanger nos expériences, d’unir nos forces [...].
[N]ous préparons la célébration, l’année prochaine, du centenaire du traité de l’Entente Cordiale. Ces célébrations couvriront tous les domaines : politique, militaire, culturel, scientifique, médical, sportif. Elles seront tournées résolument vers l’avenir. Elles concerneront non seulement les gouvernements mais aussi et d’abord, les citoyens des deux pays pour tisser ce lien majeur entre nos deux pays et refonder la vitalité de leur relation. »
Eh ben. Ca prend aux tripes. Des célébrations tournées vers l’avenir, donc. Parler de culture, de science, de médecine et de sport au sujet de l’Entente Cordiale constitue déjà en effet une nouveauté, sinon un mensonge historique. Ce n’était pas vraiment le sujet du texte original. A l’époque, quand on entendait le mot culture, on sortait son stylo et on signait un accord de dépouillage économique.
Une petite partie de cartes ?
Au début du XXè siècle, la France et l’Angleterre sont loin d’être dans les meilleures dispositions pour taper le carton autour d’une bonne tasse de thé. C’est la grande époque de l’expansion coloniale, le partage du gâteau africain commencé à la conférence de Berlin en 1885, et les deux pays convoitent des territoires identiques, ou souvent dangereusement proches. La présence française en Indochine n’est pas pour rassurer la Grande Bretagne, qui la vit comme une menace permanente contre ses possessions en Birmanie. Les Anglais s’assurent peu à peu la main-mise sur l’Egypte et la vallée du Nil, et les tentatives de réponse française mènent les deux pays à la crise de Fachoda en 1898. La France finit par se retirer de la région du Nil au profit des Anglais, pour éviter la guerre. Les deux pays s’accordent cependant en 1899 sur leurs zones d’influence respectives en Afrique ; ils ont compris qu’entre gens civilisés on peut s’arranger. C’est ce souci intense de discussion entre gentlemen qui pousse la Grande Bretagne et la France à mettre de côté leurs histoires pour rester assis cinq minutes, discuter un brin, et donc jouer au jeu de carte favori des grandes puissances de l’époque, « découpe l’Afrique (et le monde) en morceaux ». Les Anglais auraient bien voulu traiter avec les Allemands, mais l’arrogance teutonne et leur agressivité commerciale les refroidit un peu. La France possédant la seule armée apte à contrecarrer une éventuelle offensive allemande (ben voyons) ; les Anglais optent donc finalement pour la jolie Marianne.
- L’incident de Fachoda :
Euh... bonjour ?
Votre braguette est ouverte, Marchand.
Le roi Edouard VII, succédant à sa maman Victoria visite la France et s’assure un certain succès populaire. Le président Loubet lui rend la politesse et bientôt on reparle d’entente, mais dans cette période de jeux d’alliances compliquées, où la guerre russo-japonaise risque de mettre à mal la bonne volonté de chacun (la Russie étant alliée de la France te le Japon de l’Angleterre), nos gentlemen extraordinaires se mettent à table le 8 avril 1904 et nous pondent le texte fondateur de notre amitié centenaire.
Entente Coloniale
Ce que nous nommons actuellement l’Entente Cordiale, est à cette époque bien plus pragmatique nommé « Déclaration entre le Royaume Uni et la France au sujet de l’Egypte et du Maroc (accompagné des articles secrets signés au même moment) » (texte en anglais ici). On range Waterloo, Trafalgar, Crécy dans les bouquins d’histoire et c’est décidé : puisqu’on peut s’entendre cordialement sur le dépecage de l’Afrique du Nord, se partager le fardeau de l’homme blanc tout ça, on peut bien être potes pour la vie.
De quoi s’agit-il précisément ? La France obtient des droits d’intervention sur le Maroc, et l’Angleterre s’arroge les mêmes droits sur l’Egypte, les deux parties assurant de maintenir leurs zones d’influence ouvertes au commerce au nom de ce bon vieux libre-échange des familles. La France s’assure un soutien discret en garantissant à l’Espagne une place au soleil marocain, ce qui se révelera bien utile dans la crise qui les opposera bientôt au Reich au sujet, toujours, du commerce et des intérêts économiques allemands dans le même pays.
On a affaire à des malins. C’est l’époque exaltante du Grand Jeu, de l’aventure, on s’ouvre des marchés exotiques à grands coups de canon, rien ne semble impossible, on compare les empires sur les cartes en classe, la tache bleue c’est eux, la tache rose c’est nous. Dans les affaires concernant l’Afrique du Nord, il n’est bien sûr jamais officiellement question d’ôter les pouvoirs politiques des dirigeants locaux. Non, si la France s’assure d’abord le monopole des actions de police sur la frontière entre l’Algérie et le Maroc (alors indépendant), c’est avant tout pour défendre ses territoires d’Algérie menacés. Ah, la menace, le danger terroriste, les intérêts menacés, il est des arguments qui ne veillissent pas d’un poil. En 1902, Des soulèvements incontrôlés dans cette zone mal délimitée séparant les territoires marocains des territoires algériens français avaient permis à la France d’imposer au sultan des réformes militaires, administratives, etc... dirigées par des instructeurs français, au grand dam des Allemands et des Anglais qui essayaient de faire la même chose. L’influence française sur le Maroc s’accentuait par une politique de prêts bancaires, les dettes du sultan épongées par les banques françaises permettant à celles-ci de mettre la main sur les revenus douaniers marocains en échange. C’est avec l’aplomb des gens qui ont la légitimité du droit économique pour eux que la France envahira Casablanca en 1908, et imposera (avec l’Espagne)un protectorat sur le Maroc en 1912.
- Nos belles taches impériales
Le texte entérine aussi la fin des antagonismes franco-britanniques en Egypte et y laisse la voie libre à la Grande Bretagne, qui impose ses fonctionnaires au postes-clés de l’administration, et finalement son protectorat en 1914.
Un texte résolument tourné vers l’avenir
Tout est déjà en filigrane dans les articles, ouverts ou secrets, de l’Entente Cordiale, qui d’ailleurs, ne concerne absolument rien d’autre que les affaires coloniales des deux pays. Comme le dit si bien notre ambassadeur, « il n’y a pas deux pays plus différents que la France et le Royaume-Uni : nos sociétés, nos traditions, nos cultures, notre conception du droit, du rôle de l’Etat sont différentes. Mais, en même temps, nous avons tellement en commun : une histoire riche, une fierté nationale qui n’a pas que des inconvénients, un sens des responsabilités internationales ; une volonté politique ; des moyens militaires ; la détermination de faire face aux même défis[...] ». Tout est là ; quand il s’agit de foutre sur la gueule des autres, on est toujours d’accord. Si on signait un truc ? Strictly business. Tope là. Ce texte est présenté comme la base des relations globalement amicales qui lient nos deux pays depuis un siècle. On n’a pas tort, finalement ; ces relations auront effectivement été fondées principalement sur le commerce, la guerre, et la domination, et pour noyer tout ça une certaine idée de la destinée manifeste de chacun pour éduquer tous les bougnoules, d’où qu’ils viennent, et puis même plutôt qu’ils se dérangent pas, tiens, surtout pas, on fera ça directement chez eux.
Alors maintenant, évidemment, des colonies, on n’en a plus. Si on s’est trouvé par je ne sais quel miracle à critiquer la position britannique concernant l’intervention irakienne, on ne peut s’empêcher de penser que la défense des droits des nations, de la primauté de l’ONU etc. n’était pas la seule motivation de la charge héroïque menée par De Villepin. Parce que bon, hein, OK, l’Angleterre, ils ont une autre conception du droit. On n’y peut rien, ils sont comme ça, va leur faire comprendre quelque chose. Mais bon, on respecte. Chacun a droit à son opinion sur la manière de traiter les colonisés, oups nos camarades de rang au concert des nations pardon, on respecte l’opinion anglaise cordialement, même si on n’est pas d’accord. On est entre gens civilisés. N’insistons pas sur les choses qui fâchent, nous avons tellement en commun. S’il y a une chose que cette entente aura bien souligné, c’est ça. Et bon an mal an, grand chelem ou déculottée aidant, nonobstant quelques petits bombardements entre amis, notre amitié reste la plus forte. C’est que voyez-vous, on est bien du même monde.
Que la fête commence
Alors oui, fêtons donc par des rencontres culturelles et sportives ce traité d’un autre âge, de la belle époque où l’Angleterre et la France se mettaient d’accord pour mettre une peu de douceur civilisatrice dans ce monde de brutes épaisses, surtout là en bas, là, un bout pour toi, un bout pour moi. Réjouissons-nous que deux pays aussi différents que les nôtres, deux anciens ennemis héréditaires ayant passé tant de siècles à se mettre sur la gueule, aient pu se mettre d’accord au nom du grand Dieu du libre-échange et de la sainte exploitation des non-blancs pour ne pas se gêner l’un l’autre, excuse me while I kick some Arab butt, messieurs les Anglais massacrez les premiers, à nous Madagascar, à vous l’Afrique du Sud, oups perdu, vous reprendrez bien un peu de Moyen-Orient ? Donnons-nous la main au-dessus du channel, pour chanter ensemble le bon vieux temps des colonies, où la France était grande et l’Angleterre jolie, où on s’octroyait les parties du monde où l’on pouvait apprendre la loi aux sauvages, à la France l’Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire, aux Anglais la Mésopotamie...
Parce qu’au fond de nous-même on sait bien que tout ça n’a pas tellement changé. Le fardeau de l’homme blanc est toujours aussi lourd, voyez-vous. Il n’y a pas que les aléas de l’actualité pour s’en persuader. Derrière celle-ci, il y a en permanence la finesse du vocabulaire employé, le souci de l’image juste, en Afrique toujours ces guerres ethniques, mais pourquoi se battent-ils donc au juste, c’est tellement compliqué ces affaires tribales, la civilisation ne leur a donc rien appris, et plus subtilement encore c’est le retour de publicités qu’on avait crues disparues, c’est le second degré voyez-vous, c’est de l’humour, c’est contre la pensée unique. Ce sont les inénarrables politiques africaines de nos deux pays qui depuis quarante ans suggèrent l’inanité des indépendances africaines en soutenant ses pires dictateurs tout en les montrant discrètement du doigt, on leur avait bien dit à ces nègres, après nous le déluge, mais non, mais non, ils n’écoutaient pas...
C’est en sourdine ce bon vieil appel de la brousse, quand on explorait encore ces contrées sauvages, ah l’exotisme de ces années-là, l’indomptable Afrique, le continent noir, rien n’est vraiment pareil là-bas, de grands enfants bouillonant de vie, l’aventure à tous les coins, tout y est si imprévisible, mais on les aime comme ça, et de temps en temps on y va, faut bien que quelqu’un y mette un peu d’ordre. Est-on jamais sorti du bon vieux temps des colonies ? Nos deux pays si différents auraient-ils jamais pu imaginer se mettre d’accord sans cet idéal colonial, sans l’expansion, et nos pays diminués, privés de leur superbe d’antan, quel est donc l’imaginaire qu’ils convoquent plus ou moins consciemment pour évoquer leur grandeur, sinon précisément l’imaginaire colonial ?
Impérialisme et Culture ; comme le montre de manière implacable Edward Said dans son livre éponyme, c’est après coup que la culture justifie le fait colonial, lui fournit les armes de son inscription dans l’inconscient collectif. Par les romans, les films, par la publicité. Si l’on a choisi des publicités des deux côtés de la Manche pour illustrer notre propos, c’est qu’elles aussi réunissent les critères d’origine de l’Entente Cordiale : mensonges, basses manipulations, délires racistes et xénophobes, tout est permis s’il s’agit de commerce. La publicité fait-elle partie de la culture ? La publicité a-t-elle quoi que ce soit à voir avec les citoyens de nos deux pays ? Elle est en tout cas depuis un moment à l’avant-garde pour refonder la vitalité de la relation intronisée il y a bientôt cent ans.
Elle n’en avait pas besoin.