C’est avec une joie sans bornes (vous allez comprendre) que nous avons accueilli la bonne nouvelle : l’essai magistral de Paul Gilroy, Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, est enfin traduit en français, dix ans après sa première parution. Vous aurez peut-être remarqué ici et là dans nos pages des références aux théories du grand Paul, eh bien maintenant vous pourrez donc échapper à mes traductions (dans une certaine limite, ledit livre étant pour l’instant à ma connaissance le seul ouvrage traduit en français...), et vous faire votre propre opinion. Entre ce livre et son petit dernier de l’an 2000 Between Camps, le professeur de Sociologie et Cultural Studies du Goldsmith College, University of London, est devenu professeur de Sociologie et African-American Studies à Yale, excusez du peu. C’est que souvent, dans le monde anglo-saxon, on préfère avoir les têtes brûlées dans les chaires que dans la rue. On a compris qu’occulter ses nègres (à la française) ne mène à rien : d’un côté, toujours à la française, on encense les nègres des autres [1], et on ouvre aux locaux une petit boîte pour qu’ils se tiennent tranquilles. On sait bien que les désagréments que cela pourrait entraîner ne sont rien face aux bénéfices. Des années-lumières d’avance, ces anglo-saxons... On ne s’étendra pas sur le phénomène, l’important restant l’oeuvre, et lorsqu’on parle de Gilroy, attendez-vous à de l’or en barre.
Atlantique Noir : Modernité et Double Conscience vient donc de paraître, tout juste la semaine dernière. La traduction de J.-P. Henquel est parue aux éditions Kargo, que l’on avait déjà pu aborder notamment pour la parution de The New Beats : Culture, Musique et Attitudes du hip hop de S.H. Fernando Jr. Est-ce par le biais de la musique que nos éditeurs sont arrivés à Paul Gilroy ? Il est difficile de ne pas le penser, au vu du catalogue de la maison, et dans le cas contraire, on en arriverait presque à le regretter, tellement les musiques populaires sont au centre de la pensée tout en rhizomes de Paul Gilroy. C’est un argument que l’on retrouve dans nombre de critiques sensationnalistes de ses livres : croyez-moi si vous voulez, le sieur est capable de citer Michael Jackson, Hegel, Nietzsche et Tupac dans la même page. Non, c’est pas possible ?!? Mais si, mais si. Ca va parler musique populaire, philosophie, politique, culture et racisme dans tous les sens, et tout le monde y retrouvera les siens.
Embarquons sur le Kargo et allons voguer un brin...
Petit cabotinage sur l’Atlantique Noir
Au centre de l’oeuvre de Gilroy, et plus précisément de son livre éponyme, se trouve le concept d’Atlantique Noir, avec lequel on vous a déjà subtilement bassiné en ces pages. L’Atlantique Noir, c’est l’ensemble qui réunit les communautés éclatées de la diaspora africaine, une entité supranationale qui tout en reconnaissant les spécificités des diverses communautés noires, les unit au-delà des nations. Les Noirs, quoi, me direz-vous, yeah brother, ouais je connais. Toute la beauté de l’Atlantique Noir réside dans la manière qu’a Gilroy de démontrer qu’il ne s’agit en aucun cas de l’espèce de solidarité de race que soupçonne avec bonhommie le négrophile en voyant s’agiter ces grands enfants : il s’agit d’un ensemble mouvant de liens culturels, gagnés de haute lutte et entretenus précisément aux dépens de la situation des communautés noires, et en avant du réflexe nationaliste qui secouait notamment les peuples occidentaux au début du XIXème siècle, moment où se précise ledit ensemble.
C’est que l’époque moderne occidentale s’est construite sur le nègre, sans toutefois l’y inclure. Les effets qu’ont pu avoir la conquête des Amériques sur les philosophes de Locke à Rousseau sont des non-problèmes. Face à ce débat gênant, on choisit soit d’occulter, soit de montrer l’esclavage comme un résidu prémoderne dans une époque moderne. C’est toutefois en connaissance de cause, rappelle Gilroy, que les Voltaire, Rousseau, Kant et Hegel n’étendent pas leurs idées sur les libertés individuelles aux Nègres. L’esclavage des Noirs est inséparable de l’entrée du monde occidental dans son époque moderne. C’est le tas de fumier sur lequel a poussé la belle fleur des Lumières [2]. Dans les eaux de l’Atlantique Noir, il s’agit donc de "remettre en question des formes de rationalisme rendues impossibles de par leur caractère raciste et d’explorer plus avant leur complicité dans la pratique rationnelle et systématique de la terreur comme forme d’administration politique et économique". Gilroy remonte aux sources et montre que la dialectique du maître et de l’esclave si chère à Hegel, vue du côté de l’esclave, suggère une chute tout autre. Pour Hegel, seule la pensée stoïque, libre et indépendante garantit une conscience libre, sur le trône ou dans les chaînes. A cela Gilroy oppose les conclusions des récits d’esclaves, qui montrent que dans un rapport de domination, seule la conscience opprimée peut espérer s’élever à "être pour elle-même", là où la conscience du maître ne peut sortir que diminuée, servile, car forcément dépendante de l’ici-bas. Gilroy nous montre que les intellectuels noirs (Gilroy développe plus avant les exemples de Frederick Douglass, W.E.B. DuBois et Richard Wright), depuis la première moitié du XIXè siècle, ont utilisé l’expérience de l’esclavage pour constituer une critique du modernisme, ce que Gilroy appelle une contreculture du modernisme. Une des caractéristiques qui définit l’histoire intellectuelle de l’Atlantique Noir est le dilemme posé par une position unique : se trouver dans un Occident étendu sans en être. Comme trope central à la culture noire, le couple esclavage et émancipation fournit des thèmes et des formes résolument modernes, faisant des noirs "les premiers individus vraiment modernes, jonglant dès le XIXè siècle avec des dilemmes et des difficultés qui deviendraient la substance de la vie quotidienne en Europe un siècle plus tard".
Le premier lieu de l’expression de la culture noire est la musique ; c’est que chez ces gens-là, monsieur, tout commence souvent en chanson. Comme le rappelle Glissant, pour la diaspora noire, la musique, le geste, la danse sont des formes de communication aussi importantes que le don de parole. C’est qu’on n’avait pas non plus le choix, dans les plantations. Interdiction d’apprendre à lire, manoeuvres visant à mélanger les esclaves parlant des langues différentes pour empêcher la communication, la musique et la danse, plus ou moins tolérées, globalement méprisées par les colons, se chargent de sens. Sous couvert de danse et tamtam, de bonne rigolade, on communique secrètement, mais aussi on discute, on argumente, pire que ça : là où l’on se sera bien souvent contenté de voir des formes primitives, prémodernes, les bons sauvages jouant des bongos, Gilroy révèle que dans la musique se développent des formes résolument antimodernes, car issues d’un peuple nié par le modernisme tout en en étant partie. Ces formes visent à déboulonner la suprématie du texte et du langage consacrée par le modernisme et un temps refusée aux esclaves, pour donner d’autres formes possibles à l’expression de la conscience humaine. Comment dire l’indicible, l’horreur de l’esclavage, dans la langue et les formes du maître ? C’est précisément parce qu’elle est au-delà du langage que la musique est le véhicule le plus puissant de l’expérience de l’Atlantique Noir.
Et ce véhicule, bien sûr, est un des bateaux qui sillonent notre atlantique noir. Et ces bateaux sont, et furent nombreux. C’est l’image choisie par l’auteur pour symboliser les échanges, allers-retours constants qui constituent la base de la culture noire : "l’image du bateau - un système vivant, microculturel et micropolitique en mouvement- est important pour des raisons historiques et théoriques [...] Les bateaux attirent immédiatement l’attention sur le passage du milieu ,la circulation des idées et d’artifacts culturels et politiques cruciaux : tracts, disques, livres...". La culture noire est celle de la diaspora, un ensemble mouvant, tissant et retissant des liens entre l’Europe, l’Amérique, l’Afrique et les Antilles, maille d’échanges, d’emprunts, de formes ouvertes l’une à l’autre, s’appelant l’une l’autre.
Dans la conclusion de l’ouvrage, Gilroy nous rappelle que la leçon que l’on peut tirer de l’histoire des noirs en occident et des mouvements sociaux qui ont revendiqué et réécrit cette histoire, n’est pas réservée aux seuls noirs.
L’Atlantique Noir a proposé des formes universelles. C’est le principe que Gilroy présente comme un Même changeant, où l’on recycle en permanence l’histoire en fonction du présent, que l’on retrouve au centre de son Between Camps, qui se trouve être le livre dont je désirais encore plus vous parler, dans l’article suivant si vous le voulez bien.