- Assassin, A qui l’histoire ? (Le Système Scolaire), 1993.
Melanine : Le Royaume-Uni célèbrait en 2006 le bicentenaire de l’abolition de la traite négrière. Dans un chapitre de votre livre Out of Whiteness [3], Vron Ware, vous discutez les lieux de mémoire et de commémorations officielles qui peuvent servir la mémoire populaire et démocratique plutôt que les autorités. Les célébrations du 10 Mai en France nous ont montré exactement comment l’État peut récupérer ce type d’occasion [4]. Comment peut-on imaginer des commémorations alternatives, éviter une récupération officielle ?
- Ware
Vron Ware : Mon argument concernait la manière dont on peut raconter d’autres types d’histoires, celles qui perturbent l’idée de nation. Cette histoire en particulier parlait de la mer, c’était une histoire Atlantique, mais elle était aussi Européenne, liée à la guerre entre la France et l’Angleterre [5]. Quand tu écris sur la « blanchitude » [6], quand tu essayes d’endommager cette idée, tu es mis sous silence en Angleterre. Personne ne veut t’entendre discuter de ce sujet en-dehors du monde universitaire, parce que les gens ne sont pas prêts à en entendre parler, ils ne comprennent pas. Alors dans les célébrations officielles de l’abolition de la traite, évidemment la figure centrale est un homme blanc, William Wilberforce [7]. Mais dans les évènements auxquels nous avons pris part, des gens différents se sont réunis pour discuter, les choses ont été plus loin. Faire participer les gens, toutes sortes de gens qui retracent leur héritage aux jours de l’esclavage, et les laisser apprendre des choses sur l’esclavage, c’est difficile. Les gens ont été généralement exclus de ce type de choses.
Par exemple : on peut visiter le manoir du Lord Chief Justice Mansfield [8] à Londres. Mansfield est connu notamment pour avoir signé une importante décision concernant l’esclavage en Angleterre dans les années 1770 [9]. Nous y avons été à plusieurs reprises à travers les années, et il n’y avait aucune information à ce sujet. C’était juste un beau manoir avec des peintures. Si tu posais des questions, les guides te répondaient qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. Mais ils ont profité du bicentenaire pour faire une exposition spéciale. Il y a une très belle peinture qui montre la fille adoptive de Lord Mansfield - il avait adopté une jeune femme dont la mère était noire, peut-être une ancienne esclave, et qui a grandi considérée comme une de ses petites-filles. C’est une peinture très connue, très jolie, qui représente ces deux jeunes filles comme des égales, s’amusant dans le parc de Kenwood House [10]. Maintenant la peinture est dans le manoir, et ils racontent cette histoire. Nous y étions le weekend dernier, et il y avait beaucoup de monde visitant l’exposition, des touristes, des locaux, c’était plutôt émouvant. Mais ça aura mis du temps.
Paul Gilroy : Il y avait une certaine pression sur toutes les institutions anglaises pour contribuer à cette conversation nationale. Le British Museum a montré une installation appelée la Bouche du Roi [11], par un artiste contemporain africain qui a reconstruit un navire négrier avec des jerricans d’essence qui servent aussi de masques. Vu du dessus ils ressemblent à des visages... Il y a eu beaucoup de bonnes choses autour de l’anniversaire. Il y avait un désir populaire très fort de parler de ces choses. Je reviens d’une rencontre non universitaire, une rencontre politique. Environ 400 personnes se sont réunies dans l’ancien bâtiment Quaker, c’était gratuit, et il y avait des vieux antillais, des jeunes, des gens de toutes les couleurs, genres et idéologies qui se sont rencontrés pour parler et dire ce qu’ils pensaient de tout ça.
- Gilroy
Une personne s’est levée pour dire : « Nous sommes Antillais, nous venons de l’Empire Britannique, mais maintenant nous avons besoin d’un visa pour venir en Europe. Les Français et les Allemands qui étaient nos ennemis il y a cinq minutes, contre qui nous avons mené tant de guerres, peuvent se trimballer jusqu’ici sans visa ! » Ça allait de ce genre d’intervention à des gens corrigeant l’histoire officielle de Wilberforce, parlant de la révolution haïtienne, de l’histoire de la gauche et ses relations au féminisme et à l’abolitionnisme au XVIIIème siècle. Beaucoup d’autodidactes, des gens sortis des fissures de la ville et avides de discussions. Il y avait comme une faim pour un type de conversation différent du discours officiel, qui nous raconte comment le peuple anglais a offert au monde les droits de l’homme, et ce genre de choses...
Vron Ware : Je voulais mentionner que l’idée de patrimoine, d’héritage national est très forte en Angleterre. Elle s’est développée dans les années 80 sous le régime conservateur, cette idée de la singularité anglaise, d’une certaine Angleterre... Mais la politique de l’héritage a été étudiée et fortement critiquée, et il y a donc de l’espace pour des lieux particuliers, pour présenter des objets et des histoires particulières, en rupture avec le mythe national. On trouve déjà beaucoup de ça sur internet bien sur, des archives concernant les migrations et migrants, montrant des tombes anciennes d’immigrés à travers l’Angleterre, etc... Le directeur du British Museum, je dois bien le dire, a été très efficace dans son utilisation de l’archéologie et d’objets historiques pour offrir de nouvelles manières de voir l’histoire Antique, et nos liens avec elle. Il existe apparemment un morceau de poterie trouvé en Angleterre sur lequel sont gravées des inscriptions mésopotamiennes, ce qui nous lie à l’histoire de ce qui est maintenant l’Irak.
Depuis le début de la guerre en Irak il y a eu l’exposition sur Persépolis, négociée avec l’Iran pour pouvoir obtenir des artifacts historiques. Depuis la révolution islamique, le régime iranien reniait l’histoire perse et l’empire, mais récemment ils l’ont adoptée à nouveau, ils rénovent des bâtiments antiques...
Melanine : Il a même essayé de renvoyer les marbres grecs en Grèce [12].
V.W. : Oui, il les a prêtés à Athènes. Il a eu aussi une exposition sur l’art islamique et la calligraphie et une série de présentations sur le Moyen Orient moderne.
Paul Gilroy : Alors quand je parle de mélancolie post-coloniale, du refus de confronter le passé, et de la pression que le passé exerce sur le présent, il y a quand même des gens et des institutions qui essaient d’ouvrir les choses de manière démocratique, saine et intéressante. Il ne sont pas nombreux, mais ils existent. Que les gens soient prêts à faire ce genre de choses me remplit de courage, d’énergie et de joie.
Vron Ware : L’éducation a été un autre lieu d’intervention, avec des changements effectués dans les programmes d’histoire. Des gens merveilleux ont créé des modules pour enseigner l’empire et l’esclavage avec des méthodes très originales, sans être trop didactiques. Ils essaient plutôt de réfléchir aux manières dont on pense à l’empire ici et maintenant, où sont nos origines, d’où viennent nos communautés, essayer d’en faire quelque chose de concret et d’en dire des choses intéressantes par rapport à nos vies actuellement. Comment nous sommes arrivés à avoir l’air que nous avons quand nous entrons en classe.
Jusque là, pour ce qui était des nouvelles recherches historiques, on s’intéressait plutôt soit aux Tudors soit aux Nazis... Il y a eu du mouvement donc, et ça me rend encore plus optimiste de voir ça.
Melanine : Vous voyez cela arriver en France ? Nous voulions parler de la loi sur l’histoire du colonialisme passée en 2005, qui représente une certaine tendance française au révisionnisme crasse.
V.W. : Oui,elle était très étrange cette loi...
Melanine : Dans un autre genre de révisionnisme, voici une photo qu’on a trouvé sur le site de Le Pen pour sa campagne présidentielle. C’est sa visite au cimetière des Célestes à Noyelles [13].
P.G. : Ah d’accord... Donc il n’est plus raciste maintenant, c’est officiel.
Melanine : Il utilise un vocabulaire anti-raciste. C’était sa tactique pour les présidentielles.
V.W. : Oui, c’est très habile.
P.G. : Ils ne pourraient jamais faire ce genre de chose en Angleterre. Ils perdraient la moitié de leurs adhérents.
Melanine : A vrai dire, je pense que les raisons du score relativement bas obtenu par le Pen ont été ce type de discours et la rhétorique de Sarkozy, évidemment.
Mais je voulais faire le lien entre ceci et votre analyse des rapports entre l’évolution de la connaissance génétique, la disqualification du racisme scientifique, et la manière dont cela a influencé ou pas l’idée d’identité nationale.
P.G. : Oui, c’est une zone grise...
V.W. : J’ai fait une petite étude comparative sur l’idée d’identité nationale chez des jeunes gens d’origine bangladeshi, pakistanaise, indienne et kenyane. Ce qui est vite apparu, ce n’est pas tant un ressentiment contre l’occupation coloniale britannique mais plutôt contre les guerres plus récentes, la violence de la partition Pakistano-indienne en 1948 et la guerre de séparation du Bangladesh en 1971. La dernière guerre a tendance à être celle où se décide la forme que va prendre la nation. Cette forme est ce qui se joue en Angleterre aussi dans les conversations actuelles autour de l’idée de nation. Cela fait partie de la mélancolie post-coloniale en Angleterre, par rapport à la deuxième guerre mondiale, le combat contre le fascisme... C’est encore très vivant de nos jours.
Un livre de sociologie est sorti récemment au sujet de l’East End [14], intitulé The New East End, une ethnographie en profondeur de ce quartier de Londres bombardé à outrance pendant la guerre. Il y existe une très forte identité en relation à ça, le sentiment d’avoir survécu aux bombardements nazis. Mais c’est aussi le premier district de Londres à avoir élu un fasciste. A cette époque, en 1993-94, on se demandait comment il était possible que le district qui a le plus souffert pendant la guerre élise un fasciste. Mais ce livre montre que les gens qui ont vécu la guerre, ont vu les immigrants Bangladeshi s’installer dans l’East End sans avoir aucun intérêt pour l’histoire locale, ou du moins c’est ce que les locaux affirmaient. Le livre montre un déni complet du rôle joué par les troupes coloniales pendant la guerre de la part des anciens de l’East End. Une partie du travail antiraciste en Angleterre a été de remettre les figures des soldats des régiments coloniaux dans l’image qu’on se fait de la guerre et de ses combattants.
P.G. : Il existe tout un mythe autour de la guerre qui commence à être contesté. Mon père a refusé de combattre, alors on lui a donné un travail qui consistait à passer dans les maisons pendant les bombardements pour vérifier qu’aucune bombe à gaz n’avait été lâchée. Il m’en a parlé un peu quand j’étais petit. Maintenant l’histoire édulcorée du Blitz et la magnifique réaction du peuple anglais, le grand moment de la nation, toutes ces histoires... La survie, être une victime, c’est super, être une victime et un survivant c’est le mélange idéal de nos jours ! Evidemment, quand on y regarde de plus près, il s’avère que pendant le Blitz tout le monde faisait l’amour, chapardait dans les maisons vides... Ce mythe de la communauté anglaise réunie dans l’ombre autour d’une tasse de thé... c’est que des conneries. Alors maintenant se constitue une histoire plus vraie ; les gens étaient proches de la mort, et on découvre comment les gens se comportent dans ce genre de circonstances. Je travaille depuis un moment à un livre de photos qui montre l’histoire de la présence noire en Angleterre de l’époque victorienne au présent, et un aspect sur lequel j’insiste est la connexion militaire de bout en bout, des premières troupes coloniales kenyanes aux Fusiliers Africains qui combattaient les Japonais en Birmanie.
On peut aussi regarder les pilotes de chasse et les pilotes de bombardiers qui sont venus ici. Mon oncle était pilote de bombardier, il effectuait des missions en Allemagne. Il parlait aussi allemand. Mon oncle est noir, il n’y avait pas de blancs dans sa famille, mais il parlait allemand, alors il a été promu dans l’Air Force. Ils avaient une règle après la première guerre mondiale : ils ne voulaient pas de noirs dans l’armée parce que les noirs s’étaient mutinés à Taranto en Italie [15]. Beaucoup des mutins ont été tués. Ils avaient été accusés d’être des bolchéviques parce qu’ils se plaignaient de la manière dont la guerre était menée. Dans sa biographie, le nazi Alfred Rosenberg cite le fait que les Alliés puissent mettre des nègres dans des bombardiers pour pilonner la belle Allemagne comme preuve de ce que les alliés étaient non-civilisés... Donc il reste pas mal d’histoires de guerre que l’on doit confronter, je pense, et j’essaye de constituer une archive photographique [16] qui au moins dérangerait l’idée que la deuxième guerre mondiale a été le pinacle d’une culture nationale pure et blanche, et qu’avant que les immigrés arrivent tout était bon et beau...
V.W. : A ce sujet, la Pologne a fait quelque chose d’intéressant : après les attentats du 7 Juillet à Londres, l’Office du tourisme polonais a produit une image d’un pilote de Spitfire qui disait : « Londoniens, nous sommes une fois de plus avec vous. » Il existe une certaine tension entre la nouvelle génération d’immigrants polonais et ceux venus en Angleterre pendant la guerre-1/5 des pilotes de la RAF pendant la Bataille d’Angleterre étaient Polonais- ; ils ont joué un rôle important, et beaucoup d’entre eux sont restés après la guerre. Ils ont préservé la flamme du nationalisme polonais. Et puis il y a les migrants économiques plus récents, qui selon l’ancienne génération sont plus individualistes, intéressés. L’office du tourisme a publié des images de jeunes Polonais nettoyant les tombes de soldats à Londres, pour montrer qu’en eux aussi vivait l’esprit du nationalisme polonais et qu’il existait une continuité entre les générations.
Nombre d’opportunités se présentent, dont on ne sait jamais où elles vont se manifester. On peut les utiliser de manières différentes. Par exemple, il y a un sous-marin ou un cuirassé allemand qui a été coulé au large de l’Irlande du Nord. Une collaboration pan-européenne a été constituée pour le remonter, et la communauté polonaise de Derry est aussi impliquée, pour prouver qu’ils peuvent s’engager à part entière dans une Irlande du Nord multiculturelle. C’est intéressant.
Melanine : C’est aussi intéressant pour nous en France parce que Sarkozy utilise la mémoire de la deuxième guerre mondiale, la lettre de Môquet, pour revenir à l’idée que nous étions alors une nation unie, que même les Africains venaient se battre pour la France. C’est une manière de détourner l’attention, parce qu’ils ne veulent pas régler les problèmes du présent.
P.G. : Une forme de mystification. Mais c’est pour cela qu’on parle de la deuxième guerre mondiale aussi, bien sûr. On ne parle pas chez vous de la guerre d’Algérie, ou chez nous de l’Inde, de l’Irlande du Nord, du Kenya...
V.W. : De la Malaisie...
Melanine : Ou des massacres à Madagascar en 1947.
P.G. : Mais bien sûr, il n’y a qu’une guerre dont on peut parler !
A venir : De l’engagement à la mélancholie intellectuelle.