L’expo Martin Parr se termine par une série assez hilarante d’auto-portraits sous forme de ces photos-fun que vous pouvez faire dans les photomatons. On y voit donc l’impassible bobine (il s’est interdit de sourire) de ce cousin de Michael Palin, et il y a quelque chose dans ce corps et dans les clichés que véhiculent les poses (raideur, timidité, maladresse) qui permet d’identifier du premier coup d’oeil le photographe comme un fier sujet de Sa Majesté Elizabeth II.
Et d’Angleterre, il n’est quasiment question que de ça dans cette retrospective consacrée au travail du photographe. Avec évidemment cet humour british jamais très éloigné du sarcasme. A l’heure ou les médias anglais nous balancent encore le mythe d’une nation ressoudée autour du deuil d’une vieille alcoolo antisémite, le succès de l’expo au Barbican Centre à Londres a valeur sociologique, d’abord pour son caractère proche de l’auto-flagellation ou de la catharsis.
Photographier l’ordinaire, le banal, même avec ce degré d’humour, est un exercice souvent casse-gueule. Et si parfois il est permis de grincer des dents, la force de la retrospective est de dessiner l’évolution du travail d’observateur de Martin Parr et de sa réflexion sur l’Englishness, sur ce que veut dire être anglais, au cours de ces trente dernières années.
Fils d’ornithologues, Parr (l’homme de la photo) a pour violon d’Ingres pervers l’observation des moeurs de ses contemporains et s’intéresse particulièrement à la « working class ». Si sa re-création d’un salon anglais, à sa sortie de l’université de Manchester peut encore être pris pour du « piss-taking », son travail autour des années 70 s’inscrit dans une démarche un peu plus bienveillante. Tournant le dos aux principaux centres du pays, Parr s’installe à Hebden Bridge, petit village minier en déclin du West Yorkshire. Il y photographie le chant du cygne de la culture ouvrière .
Sous l’oeil un peu amusé mais respectueux de Parr, c’est toute une forme de socialisation qui se dessine, une culture de classe qui est alors en train de disparaître. Dans un environnement assez lugubre, les photos en noir et blanc restituent ces rituels, ces lieux, ces objets fétiches (clubs, four o’clock tea, mince pies, car boot sales) sans faire dans le Dickens. C’est à la fois un hommage plutôt poilant à la communauté ouvrière dans laquelle il s’est installé, à la gentillesse un peu bourrue des gens du Nord de l’Angleterre, et un regard nostalgique sur cette esprit de communauté qui fondait le pivot de la société anglaise, qui disparaîtra après les années Thatcher ("There is no such thing as community"). C’est le moment le plus émouvant de la retrospective, tout en humour fin et auto-dépréciation.
Parr déménage au milieu des années 70 pour l’Irlande puis s’installe dans le quartier de Moss Side à Manchester, et son regard précède cette disparition des valeurs ouvrières dans un pays en pleine crise industrielle, à l’aube de conflits sociaux d’une ampleur assez peu vue en France (voir là-dessus le roman nostalgique sympa de Jonathan Coe, "The Rotters Club") : sa photo prend de la couleur, la vie de la working class dans un univers urbain en décrépitude garde ce coté rose bonbon british, mais fait preuve d’un désenchantement mordant. Le tournant est assez brutal. Les années 80 voient le photographe mettre en boîte (ah ah ah) les travers d’une société anglaise de plus en plus consumériste. Parr reste obsédé par cette part d’englishness que cette folie du shopping prend (les couleurs restent invariablement anglaises, entre le rose bonbon, le bleu turquoise et le vert…euh…le vert moquette anglaise), mais le regard se fait plus cynique, au point que Cartier-Bresson qualifie Parr de "totalement étranger à la planète humaniste" quand il est appelé a rejoindre l’agence Magnum.
Les familles et les amis disparaissent, et le série "the Cost of Living" fait une cassure majeure dans l’expo : des photos ambigues sur les excès les plus tartes de la course aux signes intérieurs de richesse, où derrière le kitsch de de photos d’intérieurs pointe parfois du mépris de classe.
Si la part la plus impressionnante de son travail ne dissipe pas cette impression, elle témoigne bien que cet humour "tongue -in –cheek" juxtaposant l’identité anglaise et ses réalités modernes se teinte de colère : la série New Brighton ressemblerait a n’importe quelle série de cartes postales de station balnéaire, a cela près que la station balnéaire en question est le New Brighton, un Sea side resort artificiel à cote de Wirral (ou Liverpool) et que les gamins qui se baladent a poil devant l’objectif le font dans ce qui ressemble plus a une décharge publique. Terrifiant et drôle.
De ce contraste forcé (forcené) naît l’impression dérangeante que, même si l’on reste bien en Angleterre (le fish and chips, les couleurs fluo), le cliché pourrait très bien être pris à Caracas ou Mourmansk. : les comportements vacanciers tranchent avec un cadre de déréliction industrielle passablement épouvantable. Reste après à faire la part de réelle tendresse et de colère un peu cynique, mais le tournant identitaire d’un pays est bien la.
Parr poursuit au cours des années 80 cette exploration d’un hiatus entre cette identité anglaise et la folie consumériste des années Thatcher : l’individu y parait le plus souvent seul, restent les couleurs fluo et les strings aux couleurs de l’Union Jack. Il parait avoir du y renoncer : ses photos fun conservent ce coté hilarant de clichés d’Anglais en vacances (rappelez-vous "English people in hot weather" de The Fall) mais tiennent plus d’une sorte de réflexion post-moderne (hilarante) sur l’aliénation et l’atomisation. L’impression d’ennui general domine (une série s’appelle les boring post cards) alors que sa démarche devient plus abstraite.
Reste une avant dernière salle, ou Parr a concentré les fruits de sa quête de souvenirs kitsch ou s’incorporent mauvais gout et histoire ; entre de rigolos mini-postes de télé en plastique, d’une accumulation de petits riens proche de l’esprit des « I Remember » de Joe Brainard – une muséographie politique et personnelle aussi discrète que touchante – l’ opposition d’assiettes murales célebrant Thatcher et un conflit de mineurs en 85 donne un sens un peu amer à l’expo. Une sorte de glissement sur trente ans, d’un perception nostalgique à une construction d’une réalité beaucoup plus brutale, ou l’humour ne fait plus oublier l’avidité consumériste et la sauvagerie qui caracterisent le système de classe britannique après 23 ans d’ultra-liberalisme.
Quelque regrets : que l’expo se termine sur une serie de charmantes associations d’idées plus maniéristes, avant qu’il ne soit rappelé un peu partout que l’expo est sponsorisée, et que personne en France n’ai jamais eu ce culot et cet humour pour tirer le portrait de la France post-mitterrandiste. Il y aurait, là aussi, de quoi rire jaune.