S’il y a une notion prééminente dans la musique occidentale jusque dans les 60’s, c’est bien celle de compositeur. Cette notion, qui gouverne principalement la musique ’savante’ mais aussi à un certain degré la musique populaire, est en fait assez concrète : elle peut se traduire par une partition physique, et implique en tout cas un compositeur, sorte de pensée rationnelle toute-puissante, qui d’une manière ou d’une autre organise des notes.
En ce qui concerne la musique classique, cette conception quelque peu autoritaire ne commencera à changer véritablement qu’avec John Cage (ok, ok, on sait, mais j’ai précisé : partielle), son système de notation aléatoire, ses partitions indéterminées et les interprétations relativement libres de celles-ci. Et c’est dans les 60’s aux Etats-Unis que cette esthétique sera ensuite poursuivie, développée avec des gens comme Morton Feldman ou le collectif Fluxus par exemple. Le compositeur est toujours bien présent [1] mais il est quelque peu en retrait et n’est en tout cas plus omnipotent.
Pour ce qui est de la musique dite populaire, le jazz a certainement contribué à remettre en question quelques uns des fondements de la musique occidentale. Là encore c’est dans les 60’s aux Etats-Unis que les choses semblent se passer. Avec l’émergence du free jazz, qui laisse une large part à l’improvisation (dixiequoi ? partielle j’ai dit…), une partie des principes traditionnels qui dominaient jusqu’alors la musique populaire (format, structure…) est évacuée. Une plus grand place est faite aux musiciens, et des groupes comme ceux d’Ornette Coleman, Sun Ra, Coltrane ou Cecil Taylor utilisent le dialogue et surtout la spontanéité comme processus de création.
Newfoundland
C’est en dehors des Etats-Unis cependant qu’une formation plus radicale, qui abandonnera complètement le principe de composition a priori, voit le jour. Forts des voies ouvertes d’un côté par le free jazz et de l’autre par Cage et la musique aléatoire, les deux anglais Eddie Prévost et Keith Rowe, accompagnés dans les premières années par le violoncelliste Cornelius Cardew et le saxophoniste Lou Gare, poussent les expérimentations musicales un peu plus loin en fondant en 1965 le groupe AMM. Si dans l’ensemble l’instrumentation du groupe (percussions, guitare, saxophone…) rappelle plus une formation jazz qu’autre chose, celui-ci a aussi des connections avec la musique contemporaine, comme en atteste la présence de Cornelius Cardew, très influencé par le mode de composition de Cage, et qui réalisera également des partitions libres dont Treatise [2], probablement son œuvre majeure, ou The Great Learning, écrite pour le Scratch Orchestra [3]. Plus tard aussi, le duo sera rejoint par le pianiste John Tilbury, ami et interprète favori de Morton Feldman, pour former ce qui constitue aujourd’hui la formation en trio plus ou moins définitive du groupe.
La musique créée par le groupe, ce dès AMMMusic, leur premier album sorti en 1966, est quoiqu’il en soit assez éloignée de ce qui peut s’apparenter au jazz…sans être forcément très proche de tout ce qui relève de la musque classique. Elle se situe au final quelque part entre les deux, tout en bénéficiant d’une approche en un sens assez rock, comme le prouvent les envolées totalement bruitistes, parfois absolument hors de mesure, de Keith Rowe, accompagnées, ou non, par un vacarme percussif (oui oui, percussif) dont Eddie Prévost a le secret.
Guidée entre autres par l’improvisation totale, la spontanéité et une interaction complexe entre les différents musiciens impliqués, la musique d’AMM cherche à éviter toutes les formes musicales préparées, préconçues ainsi que les conventions dominantes - la composition a priori donc [4], mais aussi toute forme définitive de mélodie, de progression harmonieuse ou de rythme. Entreprise évidemment difficile pour un percussionniste que celle d’abandonner toute forme de rythme. Eddie Prévost est alors forcé, à l’instar de son comparse Keith Rowe qui joue de la guitare à plat sur une table en utilisant radios et moteurs comme sources sonores diverses [5], d’élaborer une approche radicalement différente de son instrument. Il adopte pour cela un baril de vin emprunté à un restaurant italien et le transforme en un énorme tom sur lequel il a maintenant greffé des cordes ainsi qu’une sorte de petit moteur. Il développe avec le reste de sa batterie des techniques de jeux obliques (crissement d’objets sur les cymbales, frottement des cymbales sur les peaux…), explorant ainsi son instrument, et notamment le matériau de son instrument, d’une manière qui ne se fait habituellement pas en musique classique.
L’exploration se poursuit également au niveau sonore, les musiciens d’AMM - que ce soit Prévost, jouant sur les tensions des peaux de sa batterie, Keith Rowe avec ses moteurs et ses radios ou Tilbury partant à la découverte de son piano - s’engageant dans un véritable travail sur la qualité du son. La musique d’AMM n’est en fait pas basée sur des notes, mais sur le son, les sons, toutes sortes de recherches et d’expérimentations sonores [6]. Clairement, un glissement est effectué, de la note vers le son, dont la nature, tandis qu’elle était et reste globalement négligée en jazz, est une préoccupation première chez AMM, comme le titre du livre écrit par Eddie Prévost, No Sound is Innocent, tend à le confirmer.
The Inexhaustible Document
Depuis bientôt 40 ans, les musiciens d’AMM sont guidés par ces quelques lignes. Et aujourd’hui encore, le groupe continue à se produire et à enregistrer. Si leur formation la plus courante reste le trio (Prévost / Rowe / Tilbury), les collaborations ne sont pas exclues. Depuis la mort accidentelle de Cardew en 1981 [7], le groupe a joué avec des musiciens d’horizons divers, issus à la fois de la scène jazz, comme le saxophoniste Lol Coxhill, et de la scène classique, comme le violoncelliste Rohan de Saram, du Quartet Arditti.
Chaque musicien a aussi une activité extérieure au groupe, la plus intense étant sans doute celle du percussionniste Eddie Prévost. Si Keith Rowe a récemment collaboré avec des gens comme Taku Sugimoto, Otomo Yoshihide ou Kaffe Matthews, Eddie a lui multiplié les collaborations (Evan Parker, Tony Moore, Marcio Mattos, Marylin Crispell, John Edwards…) et est aujourd’hui aussi engagé dans de nombreux projets incluant de jeunes musiciens de la scène londonienne, dont l’intéressant groupe Sakada, avec entre autres Mattin au computer feedback, et Rhodri Davies à la harpe.
En plus de ses activités de musicien, Eddie Prévost a aussi beaucoup contribué au développement de la musique expérimentale et improvisée en Angleterre. Membre du London Musicians’ Collective, il a aidé à monter l’Association des Musiciens Improvisateurs, et continue à animer régulièrement des ateliers d’improvisations ouverts à tous. Il possède également son propre label, Matchless Recordings, sur lequel sortent principalement les albums d’AMM ainsi que des disques où figurent des membres du groupe ou des musiciens ayant collaboré étroitement avec celui-ci. Pour finir, il organise des concerts, auxquels souvent il participe. Parmi ces concerts, Ongaku : Enjoy_Sound, qu’il tient régulièrement à la 291 Gallery dans le quartier d’Hackney [8], mais aussi le festival Freedom of the City, qui se déroule tous les ans sur 3 jours à Conway Hall, en plein cœur de Londres [9].
Ce festival regroupe principalement des musiciens de la scène londonienne mais sait aussi faire place à des formations venues d’ailleurs, comme c’était le cas cette année avec le groupe français Hubbub [10], dont la prestation fut à juste titre remarquée, et appréciée par le public.
Certains groupes auxquels Eddie Prévost collabore, comme Sakada se sont produits, mais la performance la plus attendue était sans conteste celle où Eddie a rejoint ses deux collègues Keith Rowe et John Tilbury, pour un concert exceptionnel d’AMM. Seuls Keith et John devaient initialement jouer, à l’occasion de la sortie de leur premier album en duo, mais à leur demande, Eddie a accepté de se joindre à eux. Le nom d’AMM ne fut cependant jamais cité, contribuant ainsi à renforcer le caractère quelque peu légendaire des performances du groupe. Le concert, quoiqu’il en soit, a tenu toutes ses promesses.
It Had Been An Ordinary Day Enough in Pueblo, Colorado
Alors qu’Eddie installait tranquillement son kit, John Tilbury a le premier brisé le silence, ainsi que la tension qui s’installait, de quelques accords aigus et saillants. Il fut progressivement rejoint par Keith Rowe, puis par Eddie, qui en lançant un vrombissement grave et continu avec son baril et le moteur qu’il a monté dessus, a réellement débuté les hostilités de ce qui allait se révéler un véritable assaut sonore. Petit à petit, les couches de sons se sont multipliées, ajoutées, superposées - caractéristique qui semble propre à la musique d’AMM, et qu’Evan Parker a justement qualifié de ’laminaire’ - jusqu’à former un espèce de palimpseste sonore, d’une grande puissance et d’une grande beauté. Echappant à toute prévisibilité, les trois anglais ont ensuite calmement développé leurs méthodes de jeux particulières, avec précision et justesse, délivrant une musique d’une grande intensité, profonde et insaisissable, qui si elle semble impénétrable finit immanquablement par vous pénétrer. Lentement enfin, ils ont fini, réduisant leur musique à quelques sons ténus, qui claquaient ou résonnaient dans la salle, en faisant écho à de longs silences.
To Hear And Back Again
Au final un de ces concerts qui a probablement forgé sinon l’histoire de la musique improvisée tout au moins celle du groupe, et qui témoigne bien de l’influence que celui-ci
a pu avoir au cours des années, et continue à avoir aujourd’hui encore sur les musiciens de la scène improvisatrice. Si AMM semble d’ailleurs avoir acquis une certaine autorité depuis quelques années, ses membres en sont conscients et font de leur mieux pour ne pas compromettre la vitalité originelle du groupe par quelque statut institutionnel. Entreprise juste mais difficile pour une formation qui a bientôt 40 ans d’activité derrière elle, et à laquelle je ne vais pas aider en disant qu’il semble bien qu’on puisse appliquer aux membres d’AMM ce que Morton Feldman disait de Cardew, et de son influence sur la musique avant-gardiste : ’Si les idées neuves en musique se ressentent aujourd’hui comme un mouvement en Angleterre, c’est parce qu’[ils] agi[ssent] comme force morale, comme centre moral’ [11].
Information sur l’histoire et la discographie du groupe sur le site de Matchless (quand il veut bien marcher)