In Goad we trust

, par Alfred

Un spectre hante
les Etats-Unis d’Amérique. Edenté, porteur de salopette en jean
et de casquette rapiécée, des bas-fonds des grandes villes aux
campagnes dont on le dit originaire, il sème la terreur et attise le
mépris. Enculeur de gros yuppie à défaut de cochon dans
Délivrance, assassin de hippie épris de liberté dans Easy
Rider, il est le dernier grand méchant américain, le crétin
des Appalaches, l’Amérique qui nous met la gerbe : le redneck.
Le redneck est une créature typiquement américaine, espèce
de croisement entre nos beaufs et nos culs-terreux, un phénomène
de bêtise et de haine crasse nous dit-on, capable de traîner un
noir derrière son pick-up sur 5 kilomètres en riant. On ne s’essaye
pas trop à comprendre cette engeance-là, et s’ils servent à
quelque chose c’est à délimiter les endroits où on n’ira
peut-être pas si l’on est trop basané, le Sud en général
bien sûr, mais aussi le Midwest et dans les deux cas les taudis et autres
trailer parks où ils s’entassent.
"Je
suis moitié raclure urbaine, moitié vermine rurale
",
balance Jim Goad au début de son "Redneck Manifesto".
L’animal s’était fait connaître dans les années 90 pour
Answer Me !, fanzine éphèmère réalisé avec
sa compagne du moment et professant une haine bien satirique de toutes les catégories
du genre humain. Answer Me ! s’était arrêté
à son numéro 4 "spécial viol", qui avait valu
à Goad un procès pour obscénité et les foudres de
nombre de groupes féministes.
Le genre du gars. Avec les rednecks cependant, Goad s’attelle à une tâche
clairement politique et ô combien périlleuse : sortir les pauvres
blancs de l’égoût idéologique et médiatique où
on les a plongés, si ce n’est de celui où ils vivent. Comme l’annonce
le sous-titre du livre, les rednecks sont d’après lui, les bouc-émissaires
de l’Amérique, et il va expliquer comment ils le sont devenus et pourquoi
ils ne le resteront pas. S’armant d’une batterie de textes et études
historiques pour étayer son propos, Goad nous démontre ce qui
semble pourtant évident : lorsqu’on présente le redneck comme la
fange raciste qui pourrit l’Amérique, comme la majorité silencieuse
qui bloque toute évolution dans le pays, on prétend que cette
communauté inexistante dans les faits possède un pouvoir politique.
Or si tout le monde s’accorde à dire que la politique américaine
est le fait de jeux de lobbies industriels et communautaires, on sait aussi
que ces jeux demandent de l’argent. Mais s’il y a bien une chose dont manquent
les rednecks, c’est d’argent. Les rednecks sont, et ont toujours été
le lumpen prolétariat, issus plus ou moins volontairement de la merde
de la vieille Europe pour y être précipités à nouveau
dans le Nouveau Monde. Goad souligne l’existence du servage féodal dans
les colonies nord-américaines, touchant les populations les plus pauvres
d’Europe et se perpétuant sous de nouvelles formes jusqu’à nos
jours. Dans le manifeste du parti redneck, la forme la plus récente de
l’oppression est l’habile manière dont les médias et les élites
américaines traitent leurs sales rejetons, comme on leur parle et comme
on les présente, à la télévision ,au cinéma,
et peut-être un peu plus subtilement (aussi incroyable que ça puisse
paraître) en politique. Ce que Goad nous montre, c’est qu’en faisant du
redneck ce monstre raciste et imbécile, on évite d’avoir à
dire à quel point il est bien plus proche de son voisin de taudis noir
que du baron démocrate qui le stigmatise au nom de ce dernier.
Goad est plutôt remonté contre la génération 68.
Les bourgeois se sont bien amusés, ont repris en douce ce qu’ils avaient
gagné, aux dépens des habituels crétins de l’histoire.
Mais Goad promet que ça va changer. J’ai rêvé, nous dit-il,
qu’un jour tous les pauv’ blancs et noirs se tiendront la main pour dire :"tout
ça, c’est une histoire de classe
". Je ne sais pas. Depuis Seattle,
on croirait presque qu’il s’en passe des choses, aux Etats-Unis. Mais si le
pays post-moderne par excellence se met à la lutte des classes, je sens
qu’on va s’amuser.

Son site perso :http://www.jimgoad.com