Voilà donc Minority Report de Spielberg qui débarque pour nous faire le fond des poches et déchaîner l’enthousiasme du monde entier. Un projet "mature" et "adulte", paraît-il ; après avoir fait les fonds de tiroirs de Kubrick, le cadavre de celui-ci à peine refroidi, Spielberg s’attaque donc à l’univers paranoïaque et pessimiste de Philip K. Dick. Ca en jette sur le papier, et ça donne un peu de respectabilité. Mais peut-on attendre décemment d’un type qui réussit à caser une espèce de pub Volvic à la fin d’un film sur les camps de concentration qu’il restitue pleinement l’ambiance désolée et déstabilisante de l’œuvre de K.Dick ? Ou le bonhomme va-t-il faire du Spielberg, c’est-à-dire tout aseptiser et rendre tout distrayant ? Car, tenons-le pour dit, Spielberg, en grand pro, rend tout lisse, tout propret, tout bien sûr spectaculaire (voir cette Liste de Schindler de triste mémoire) et ira un jour filmer la guerre en Bosnie en y foutant cette endive de Tom Hanks, qui à mi-film apprendra à des chtites nenfants misérables à jouer au base-ball, avant de tomber héroïquement sous les balles d’un lâche slave au crâne mongoloïde - et tout cela sera divertissant en diable avec juste ce qu’il faut d’émotion.
Dans Minority Report, bonne nouvelle, il n’y a pas Tom Hanks, mais (mauvaise nouvelle), il y a Tom Cruise. Celui-ci est tellement partout qu’il est presque difficile de se rappeler s’il y a d’autres acteurs dans le film. Avec le même sourire de lapin carnassier sous amphétamines et la même mâchoire crispée que dans Top Gun ; Tom Cruise a par contre appris depuis à exprimer le doute (il fronce les sourcils, ça donne un peu la tête d’un type qui se concentrerait pour ne pas lâcher un pet dans une réception chez l’ambassadeur) et, Mon Dieu, dans Minority Report , il se drogue - mais, rassurez-vous, il retrouvera à la fin du film les vertus de la tempérance. Depuis qu’il a joué chez P.T Anderson et Kubrick, l’acteur semble être devenu tellement mégalo que chaque film où il joue est un monument dédié à une incroyable autosatisfaction.
L’idée de base de l’histoire de Philip K. Dick était de créer un univers ultra-sécuritaire ou une brigade de super-flics (menée par Tom Cruise, si) arrête les criminels avant même qu’ils n’aient fauté, grâce aux visions de trois espèces de créatures lisant l’avenir en restant allongées dans des sortes de baignoires en plastique. Le rêve de Sarkozy. Imaginez comment la DST aurait eu l’air un peu moins incompétente le 14 juillet dernier avec de tels bidules. Bref, PreCrime, assure une criminalité zéro, jusqu’au beau jour où, patatras, notre super flic John Anderton devient le premier suspect d’un crime qu’il va commettre. Comme dans pas mal de livres de Dick, le postulat de base est excitant, et offre des perspectives jouissives. Le principal mérite de Spielberg est de disposer de suffisamment de sous et de moyens de production pour créer un univers visuel et plastique vraiment séduisant : composition photo jouant de couleurs grises et ternes pour créer un monde déshumanisé, inventions technologiques amusantes (et visiblement "réalistes" et rigoureuses sur le plan scientifique), effets spéciaux luxueux. Mais voila, alors que l’univers de Philip K. Dick repose sur des dialectiques (réalité/hallucination, individualité/atomisation, temporel/immanent, scientifique/religieux) où chaque point de vue n’est rien moins que sûr, et peut être à chaque moment renversé, Spielberg, une fois le cadre posé, remet ses charentaises et filme une vulgaire et longue course poursuite à "suspense", émaillée de rebondissements tellement bidons qu’on s’en fout éperdument et prie pour que le monteur ait songé à abréger nos souffrances. D’un univers paranoïaque et schizophrène, on passe à Tom sautant de voiture à voiture (roulant à la verticale sur les murs des gratte-ciel, casse-gueule), Tom échappant à ses assaillants au volant d’une sorte de Renault Mégane du futur (!!!), Tom sauvant notre Pythie-voyante en l’amenant dans un cyber-bordel, etc...Le tout a un vague air de Mission Impossible.
Le pire est que les quelques innovations techniques du film (le contrôle rétinien dans le métro, sympa)ne servent qu’à épater le gogo et ne créent en rien une atmosphère. L’autre idée annoncée forte du film -l’inclusion de marques (Lexus, Gap, Guinness) dans le décor futuriste - est à cet égard un modèle de jésuitisme : rien n’apparaît ici comme fondant un appareil critique à l’égard d’un monde dominé par le marketing, et cet exercice laborieux sur la perception subliminale n’est en dernier ressort que d’habiles product placements desdites marques, un gros gadget en somme. Une idée d’ailleurs pas forcément neuve (le paysage urbain de Blade Runner, saturé de pubs, semblait autrement plus orwellien, et Spielberg n’a pas inventé l’eau tiède) et de surcroît pas forcément regardante : qu’y figure Gap, connu pour faire travailler des chtites nenfants birmans et philippins dans des conditions de semi-esclavagisme, montre à quel point ce sale gosse gâté de Spielberg se contrefout évidemment d’une chose aussi peu rentable que la morale. Toute cette débauche technologique ne sert finalement qu’à jeter de la poudre aux yeux (genre La Pérouse déballant sa pacotille aux sauvages de Nouvelle-Calédonie) qui masque un film somme de toute de facture très (très) classique. A côté, X-Files est véritablement subversif.
La première partie du film allèche, et tout se barre en couille au bout d’une heure. Spielberg aime faire oeuvre de virtuose, mais c’est une virtuosité frigide. Son film est froid, il n’y a que des intentions, pas d’émotion, pas d’affects. Univers asexué avec un Tom Cruise plus psycho-rigide que Juppé, Minority Report est par contre très spielbergien dans son manque chronique d’humour ou de distance, les deux-trois tentatives font une fois de plus chez lui appel à une régression pipi-caca (voir Jurassic Park), et une scène avec un globe oculaire rappelle assez Indiana Jones et le Temple Maudit et les pulsions morbides cheap qu’aime bien exploiter le cinéaste. Toute cette froideur calculatrice correspond bien au portrait que fait Peter Biskind de Spielberg dans son indispensable Easy Riders, Raging Bulls : un de ces éternels nerds pervers qui, s’il n’avait pas eu de caméra, serait probablement en train de torturer des mouches. L’image qu’en donne Biskind - ou l’évolution d’un gosse surdoué qui gardait encore ses socquettes pendant le sexe alors qu’il était en train de révolutionner l’industrie du cinéma américain en faisant les Dents de la Mer, en un businessman redoutable auquel tout le monde accorde un génie créateur - va bien avec l’idée que l’on se fait d’un réalisateur qui filme tout avec la maturité d’un môme de 13 ans, holocauste, débarquement, polar futuriste. Le soufflé retombe complètement à la fin, nous laissant dire qu’au moins Matrix, avec son kung fu bourrin, son pessimisme toc et son Keanu Reeves (sauveur du monde avec un Nokia) était au moins rigolo. Une autre adaptation d’un livre de Philip K. Dick, Total Recall, avec sa mocheté agressive, son ultra-violence et son malin plaisir à jouer du spectateur comprenait le parti pris à tirer d’un univers aussi basé sur la critique de la perception - un film d’action con mais malin et pas un polar conventionnel déguisé en pensum métaphysique comme ici………et puis c’est pas tous les jours qu’on a le plaisir d’entendre Schwarzenegger dire quelque chose comme « Mais si chuis pas moi, bordel ; chuis qui alors ? », et croyez-moi, c’est toujours mieux que les moues dubitatives de Cruise en pleine panouille existentielle.
Le film de Spielberg est plat, vide, rapidement prévisible et ennuyeux, et jamais à la hauteur de ses enjeux. Finalement, il y a quelque chose d’un peu triste à voir que de cette génération des Movie Brats qui allait conquérir Hollywood dans les années 70, les deux seuls qui déplacent encore les foules sont ceux qui font les films les plus standardisés, les plus infantiles, et dont la gadgetomanie technologique se double d’un triomphalisme inquiétant : Spielberg et Lucas. Alors que Coppola en est réduit à faire des œuvres alimentaires comme le sinistre Jack, que De Palma semble avoir du mal à se faire distribuer correctement, que Mallick va se faire attendre une bonne dizaine d’années pour nous pondre quelque chose, que Miramax à l’air décidé à charcuter le Gangs of New York de Scorcese - après l’échec injuste d’un de ses plus beaux films, Bringing Out the Dead, constat politique amer, noir et compassionnel des années Giulani à New York - les tiroirs caisses de LucasFilm et de DreamWorks continuent à se remplir grâce à des films niais, aseptisés et hygiénistes. La fin balladurienne de Minority Report (la dernière scène est tellement risible que l’on s’attend à voir débarquer Laura ou Charles Ingalls), avec son retour à la normale, sa morale centriste, son manque de recul, montre simplement ce terrible vide critique des films de Spielberg (on attendait pas de lui un brûlot anti-Bush, mais quand même), et que ce type s’accommodera très bien de toute réalité future, quelle qu’elle soit. La médiocrité rapporte.