L’américaine Sandra Scoppettone s’essaye d’abord, avec succès et ce pendant des années, dans un tout autre genre : la littérature pour enfants et adolescents. Puis elle vire au noir, sous le pseudonyme de Jack Early. Fleuve noir a réédité récemment certains de ses romans plus anciens, comme Donato père et fille, qui se démarquent déjà par un accent fortement mis sur les relations entre les personnages, l’aspect famillial et affectif. Mais c’est avec la détective privée Lauren Laurano, publiée sous sa véritable identité, qu’elle obtient la consécration.
Ce personnage truculant et fan de gâteaux au chocolat - petit bout de femme à l’histoire tragique, mais qui ne lâche jamais l’affaire - est une ancienne du FBI qui, on le découvre petit à petit au cours de la série, a quitté le bureau suite à la mort en service de sa petite amie et collègue de boulot. Le roman noir et le polar, genres "mineurs" ont souvent été un territoire d’exposition pour les minorités, qu’elles y soient observées et décrites par un regard extérieur ou qu’elles prennent la plume pour parler d’elles-même. Avec ce personnage de Lauren Laurano c’est l’occasion pour Scoppettone de camper un personnage de détective lesbienne d’âge moyen.
Sandra Scoppettone n’est pas une activiste mais une femme mûre, posée, sûre d’elle, qui vit sa sexualité comme une évidence, dans un genre littéraire toujours - quoi qu’on en dise - profondément marqué par un machisme forcené : des blondes souvent lascives et toujours prêtes à tomber pour les pires héros, blessés et moches, des polars masculins.
Le polar lesbien est-il un genre à part, comme semblent le suggérer les critiques communautaristes qui balisent le terrain depuis l’After Delores de Sarah Schulman ?
Ces questions l’amusent, car Scoppettone, elle, s’en fout : "I purposely left out the
politics of being lesbian, because I wanted to show that we are just like
everyone else. Also, I personally have no problems with this and never have
had. Being a writer meant I was always out of the closet.", nous dit-elle. Elle et son héroïne habitent Greenwich Village, où chacun fait ce qu’il veut avec son cul, sa vie et ses cheveux. Parce qu’ils le valent bien. Cette image de l’homosexualité baignant globalement dans l’indifférence, certains la lui reprochent. Elle donnerait aux hétéros une image banale et formatée de la vie d’un couple de femmes homo.
Même si on ne peut s’empêcher de mettre en avant cette "particularité", ce qui fait au final la force de ses livres c’est surtout la richesse des personnages et de leurs relations entre eux, la façon dont défile leur quotidien sur fond de meutres sordides et de trahisons amicales, et l’humour nonchalant de l’écrivaine.
Beaucoup de douceur et beaucoup d’amour se dégagent de ses livres, ne serait-ce qu’à cause des liens qui unissent le personnage de Scoppettone à ses enquêtes.
Tout ce qui est à toi...est à moi (1991), est le premier roman de la série. Il démarre sur Laurano comptant ses rides et nous entraîne dans une sombre histoire familliale, sur fond de mauvais souvenirs persos. Jill, une amie libraire la met en contact avec Lac Huron (!), une jeune fille qui vient de se faire violer mais ne veut pas parler à la police... Cette enquête fait remonter de mauvais souvenirs dans la tête de la détective. On découvre, dans ce tome 1, toute la clique Laurano : les voisins du dessus, les amies, Cecchi, l’ami flic, et sa compagne Annette, Kip, la femme de Laurano, psychanalyste et ... SON ordinateur ! "L’associé" devant lequel elle reste souvent scotchée et dont elle a du mal à décoller.
Quand William, le voisin, débarque en trombe dans son appartement, au début de Je te quitterai toujours (1993), elle ne se doute pas que cet affolement matinal va l’entraîner dans un plongeon sinistre dans la vie de Megan, une amie d’enfance qui vient d’être assassinée. Les histoires se mélangent, le couple de voisin se déchire (eh oui, il reste des gens qui ne trouvent pas normal du tout que l’on prenne de la coke - ouf !) et plus l’enquête avance, plus le masque de l’ami intègre se transforme en un rictus de trahison, de mensonge et de mépris... Ne faudrait-il faire confiance à personne ? Même pas à sa petite amie ? Même pas à ses amis de longue de date ?
Dans Toi, ma douce introuvable (1994), la détective fan de BBS croise Cybil Sheppard et des triplées... L’histoire commence sur la découverte d’un cadavre, dans une poubelle. Elle doit enquêter sur une mort ayant eu lieu 38 ans plus tôt, pendant que le petit frère de sa femme, Tom, en phase terminale, demande à être euthanasié. Au niveau de l’intrigue, ce roman est le moins bon de la série, bien que ce ne soient pas vraiment les rebondissements qui fassent le sel de ces romans, mais le "décor" humain et New Yorkais. Il se lit malgré tout avec plaisir, avant le doublé final : Toute la mort devant nous et le dernier de la série Long Island Blues.
Toute la mort devant nous est le plus drôle et le plus prenant. La relation du couple Laurano/Kip bat un peu de l’aile et voilà-t-il pas que la copine psy part quelques jours, alors qu’Alex, une charmante galeriste, drague Laurano par BBS. Une amie de sa tante se fait assassiner et Charlie West, l’homme qui l’a violée et a assassiné, sous ses yeux, son copain de l’époque, revient la harceler. Pour courronner le tout, Cecchi, l’ami policier, est entre la vie et la mort à l’hosto.
Dans Gonna take a homicidal journey (le blues de tout à l’heure), essayant de remettre leur couple sur pieds après quelques infidélités, la détective part en week-end à Long Island, avec sa meuf et des copines, remisant son ordi à la baraque. Mais manque de pot, le Bové local opposé à l’implantation d’une chaine de fast-food est retrouvé pendu à un arbre. Sa cousine embauche Laurano parce qu’elle ne croit pas au suicide. Ce très bon dernier opus nous permet d’évoluer dans un autre mileu que les autres bouquins : la campagne u.s., sur fond de meurtres de femmes non élucidés, de disparition d’adolescentes , d’omertà et de notables locaux pourris.
Bien qu’on retrouve les mêmes personnages dans les différents livres, ils se lisent séparemment sans problème.
Les livres de Scoppettone sont à classer du côté de Kinky Friedman, pour l’amère douceur, l’hilarité fin de siècle et les petits "bonheurs" (cigare, chocolat, café) que l’on retrouvre en tournant les pages de ces polars. Et ce malgré le protagoniste, un cowboy yiddish new yorkais, qui est à l’opposé de notre détective lesbienne. C’est peut-être New York et le Greenwich Village qui veulent ça.
Ces romans n’ont pas la fulgurance tragique des incontournables qui vous claquent au sol. Ce sont des compagnons de route que l’on retiendra comme d’agréables lectures, un sourire aux lèvres. Avec une touche de quotidien, de chemin de vie, qui n’est pas sans rapeller les trames romans mettant en scène le bourru Matt Scudder de Lawrence Block, ou le jeune Neal Carrey de Don Winslow.
Pourtant notre personnage attachant n’aura pas de sixième aventure, "Long island blues" étant le dernier volume de la série. "C’est la fin de la série, mes héroînes vivent heureuses dans leur maison et je réfléchis à d’autres choses." Et cet autre chose semblerait être "Vie et Mort de miss Faithfull", un nouveau roman à paraître en juin aux éditions Fleuve Noir.