Une bonne paire de Clarke

, par Jerome

Retour sur deux des films de la réalisatrice Shirley Clarke, The Connection et The Cool World, et sur un oubli critique qui confine au vide total et qui en dit pas mal sur certaines notions à l’oeuvre dans l’histoire de la cinéphilie.

Apparentée à tort ou à raison au cinéma-vérité, Shirley Clarke n’a que quatre longs métrages à son actif, mais on sera en mal de trouver un ensemble aussi cohérent où la volonté de s’affranchir des formes traditionnelles est le strict pendant d’un engagement politique - une sorte de version guérilla du néo-réalisme italien mais parlant des marginaux à New York.

The Connection est un huis-clos extrêmement dense où des junkies attendent leur dealer sous l’oeil d’une équipe de film, The Cool World est le croquis d’un gang de petits délinquants de Harlem. Un travail qui frappe par sa constance à s’attaquer frontalement à des sujets qui fâchent : marges, sexe, race sont abordés avec une franchise qui défie les étiquettes ou jugements faciles. Tant en termes de morale, de forme et de technique, son travail fait encore aujourd’hui figure de précurseur, aussi comprend-on mal le dédain avec lequel est traitée la cinéaste par le discours cinéphile. Clandestinité qu’il est peut-être aussi intéressant d’étudier, tant elle porte en elle les contradictions du cinéma et de sa critique, et invite illico à se presser le bourrichon et repenser sa propre petite histoire du truc en celluloïd.

Filmer n’est pas forcément incompatible avec le port du vagin...

(ou comment j’ai appris à survivre sans cynisme à une conversation avec un critique d’une prestigieuse revue de cinéma m’expliquant que Fritz Lang faisait porter à Mel Ferrer un vrai Colt 45 -vous vous rendez pas compte, c’est lourd, ça change la donne du cinéma- dans Rancho Notorious, joignant le geste à la parole, et mimant avec un sérieux manque d’autodérision le maniement du revolver. Et à trouver finalement que le cinéma pouvait être autre chose qu’une histoire de Playmobile)

Shirley Clarke (1919-1997), responsable de quelques courts (dont Dance in the Sun en 1953 et In Paris Parks en 1954) et quatre longs métrages assez indéfinissables entre 1962 et 1985, et malgré une utilisation pionnière de la vidéo dans les années 70 (installations et performances au sein du collectif Video Space Troupe), semble reléguée à des bios succinctes par des critiques, qui, bien que vantant les qualités de son oeuvre, semblent lui donner plus souvent le baiser de la mort. Les rares occurrences sur le net prouvent à quel point la cinéaste est tombée dans la plus stricte confidentialité, surtout quand on imagine qu’il y aura toujours un taré quelconque pour nous pondre des pages sur un machintrucmuche commettant des navetons tels qu’ils font passer Ed Wood pour Orson Welles.

Proche de ces courants fourre-tout que sont le cinéma-vérité ou cinéma du réel, mais pour moitié réalisatrice de fiction, Shirley Clarke ne fait pas partie d’une chapelle ou d’une école. Triple problème d’identification, sans doute : cinéma de femme qui ne va pas brûler son soutien-gorge, films de fiction aux allures de documentaires, trop bruts pour être mainstream, mais trop formels et sociaux pour séduire les avant-gardes et la placer au rang des Brakhage, Smith ou frères Mekas. Déficit de crédibilité que peut expliquer la position bancale de l’artiste - ni complètement dans l’industrie du cinéma (avant de faire des films, Clarke était danseuse), ni complètement d’avant-garde - mais qui n’en reste pas moins injustifiable.

Le cas Shirley Clarke est encore plus aberrant au regard d’une cinéphilie officielle : l’ouvrage de Tavernier et Coursodon, 50 ans de cinéma américain, qui, quoi qu’on en pense, reste un monument d’érudition sur le sujet, n’accorde qu’une colonne à la cinéaste (tout en parlant de ’deux films importants’), ce qui semble bien mesquin quand on voit le traitement réservé à un tâcheron comme Richard Donner - à moins de se défoncer à la colle devant les Goonies. Silence radio qui laisse assez perplexe de la part d’une frange de la cinéphilie qui adore réhabiliter les perdants magnifiques du cinéma américain et, contrairement à leurs ennemis des Cahiers du Cinéma, se préoccupe de morale et d’engagement.

Pourtant, on aura du mal à ne pas éprouver un certain respect pour une cinéaste militante (encartée au parti communiste américain dans les années 40) [1] et une des premières femmes sorties de la communauté féministe arty pour aller filmer la rue, sans nunucherie bohème, sans le cynisme macho du hard-boiled, et pas très loin de l’univers d’un Clarence Cooper Jr (souvent défini par le pitch journalistique idiot du « William Burroughs black », ce qui est faire peu de cas de romans comme The Weed ou The Syndicate, dont le journalisme expérimental a du être une des lectures de Clarke). Et aussi on peut avoir du mal à ne pas s’énerver contre une doxa qui sous-tend l’histoire du cinéma, et qui reflète un ensemble de valeurs travaillant le discours critique. Vide qu’on n’a pas la prétention de combler mais qu’on laisse aux sociologues en herbe le soin d’analyser en tant que construit de représentations sociales, culturelles ou sexuelles.

Cela va au delà de la notion de goûts et de couleurs ; il y a peu, en refaisant le monde avec une aficionada du Stade Rennais lectrice de Georges Perros, on tombait d’accord tous les deux sur ce que pas mal de notre éducation consistait à nous faire révérer des objets culturels aussi prodigieusement inutiles que d’un ennui morbide, sans qu’on ose trop le dire, et que le reste de notre vie pensante se passait à découvrir des choses excitantes qui rendaient toutes ces hiérarchies vides de sens, obsolètes et mensongères, sans avoir d’autre choix que de fermer sa gueule. Disons que si c’est la notion de modernité qui définit l’histoire cinéphile, on se posera la question, plus par naïveté que par révisionnisme, de comparer la place de la cinéaste et celle d’une vache sacrée de la hènevé, mettons au hasard Eric Rohmer, sur lequel il est quasiment interdit de dire du mal [2] (la comparaison peut paraître débile tant ces deux auteurs sont aux antipodes, elle l’est peut-être moins sur le fond, chronologiquement les deux tournent leurs deuxièmes films en même temps, avec des petits budgets et les mêmes contraintes économiques de cinéastes indépendants).

Intimidante notion d’auteur, qui méprise la cinéaste de The Cool World et son monde de marginaux, et révère les minauderies du moraliste réac et son univers de Marie Chantal perdues dans des marivaudages annonçant Hélène et Les Garçons. C’est un peu comme entendre votre prof’ dégoiser sur Robbe-Grillet alors que vous venez de découvrir Burroughs ou Selby. Il y a là-dedans un côté ruse-de-l’histoire un peu désespérant de voir le peu de cas dans lequel est tenue la cinéaste et, a contrario, le culte démesuré dévoué aux fadaises d’un réalisateur que seuls quelques abrutis émargeant aux SNES continuent de croire de gauche.

Préambule Caliméro-c’est-pas-zuste qui entend surtout poser l’originalité, et la radicale simplicité de Clarke, notamment de se colleter à certains sujets, assez tôt, en pensant radicalement son medium. Pas une révolution en soi, mais un courant d’air frais dans une maison pas toujours bien aérée. Enfin, disons que la révolte formelle n’a pas dans les deux cas le même sens, ça dépend de ce qu’on cherche ; si dans la conversation, un prof’ courroucé qu’on ait pas très bien compris pourquoi Quatre Aventures de Reinette et Mirabelle, c’est un chef-d’oeuvre, nous regarde de l’air qu’il réserve à une shampouineuse, on ira pas le scalper, au mieux tout être décent s’en ira trouver quelqu’un d’un peu moins rasoir à qui parler. Mais, quand même, ce qu’on a du se taper comme merdes, pour faire croire que l’on connaissait l’histoire du bidule. Et de découvrir en catimini des trucs qui puent moins le formol, comme cette Shirley Clarke problématique.

Et, sans que ce soit une surprise, l’amnésie continue dans une cinéphilie contemporaine (qui de surcroît vénère le naturalisme, la justesse), quand bien même quelques apôtres de la hènevé, en pleine prise de conscience politique, commencèrent à la fin des années 60 à percevoir l’importance de la cinéaste, à l’initiative de gens comme Jeanine Bazin, André S Labarthe, Jean Jacques Lebel, Jean Noël Burch, et Jacques Rivette, qui lui consacrèrent un documentaire (Rome Is Burning, portrait de Shirley Clarke, 1968, dans l’excellente série Cinéma de Notre Temps). Agnès Varda lui rendra également hommage en 1969 , en lui offrant une tribune virulente -anti-hollywood, pro Black Panthers- dans son film Lion’s Love (1969). Mais si la cinéphilie française semble se caractériser par de nombreux malentendus sur la notion d’engagement, ce qui explique qu’elle continue de passer aussi largement à côté d’incontournables par snobisme, Clarke ne semble pas mieux traitée dans son pays, sur l’air du nul n’est prophète - a fortiori encore moins quand on a pas de paire de couille et la belle gueule de John Cassavetes.

Elle est pourtant historiquement une des fondatrices, surtout la seule femme, du New American Cinema, dont le manifeste, en 1960, avait quand même vachement de la gueule : "Le cinéma officiel est à bout de souffle. Il est moralement corrompu, en état d’obsolescence esthétique, thématiquement anodin, toujours ennuyeux" (manifeste complet en Anglais sur www.film-makerscoop.com/history.htm).

Clarke nourrissait notoirement d’amers reproches envers la communauté underground qui semble l’avoir traitée comme une vache à lait (elle commettait le pêché originel d’être née pleine de pogniaque) plus que comme la cinéaste essentielle qu’elle était. La cinéaste canadienne Joyce Wieland, témoignant de ce sentiment d’être sous-estimé parce que femme, dit de son amie : " Shirley était traitée de haut, parce qu’elle n’était pas assez expérimentale, mais beaucoup pensaient qu’elle était courageuse et culottée quand il s’agissait de trouver des fonds pour le FilmMakers Distribution Centre (maintenant NY Film Co-Op -NDLR)" [3]
. Wieland de conclure : "Beaucoup d’hommes font des éloges aux femmes après qu’elles soient mortes, plutôt que d’avoir à composer avec elles quand elles sont vivantes". Ressentiment qu’exprimait déjà Clarke en entretien avec la cinéaste expérimentale Storm de Hirsh : "Je l’ai toujours ressenti comme ça, et peut-être est-ce mon propre problème, mais mon oeuvre n’a jamais été prise aussi au sérieux que si elle avait été celle d’un homme" (Film Culture, No 46, Automne 1967). L’underground a aussi sa politique de quota.

Toléré(e)s en petit nombre, mais par essence inférieur(e)s ; aliénation vécue de l’intérieur qui semblait le moteur de l’empathie que revendiquait Shirley Clarke envers la communauté américaine noire, et qui fondait plus qu’une analogie, presque une obsession, l’essentiel de ses quatre longs métrages tourne autour de la ’question noire’, non sur le mode de la différence, mais sur celui de la marginalité autant sociale et économique (The Cool World, Portrait Of Jason) qu’artistique (Ornette Coleman). Clarke établissait une analogie entre la position des femmes et des noirs dans la société américaine, se sentant "totalement aliénée avec se propre culture" (entretien avec la critique Bev Zalcock). Cette dernière résume le propos : "Shirley Clarke est une cinéaste cruciale dans tous les aspects de l’histoire du cinéma. Mais aujourd’hui son nom est toujours absent. Rarement mentionnée par rapport à l’avant-garde, de même que rarement mentionnée dans le contexte du documentaire expérimental, Shirley Clarke est victime d’une spectaculaire négligence".("Not Forgetting Shirley Clarke", FilmWaves, Numéro 2, novembre 1997).On peut comprendre cette amertume et la partager, tant ces deux films restent méconnus alors qu’ils synthétisent et accompagnent la fronde de l’époque contre un cinéma académique économiquement et artistiquement moribond - à quelques notables exceptions près - en tant que système de divertissement.

Entre expérimentations formelles nourries au film d’avant-garde (The Connection ose des effets maintenant vulgarisés, mais assez malpolis à l’époque), énervement contre la censure, la norme et l’hypocrisie, refus du professionnalisme et du bien-léché, The Connection et The Cool World sont très exactement à l’intersection de l’underground et du néo-réalisme, avec des enjeux qui font paraître ce qui se passe en France à la même époque comme bien provincial ou romanesque -un peu comme si on comparait Bob Dylan et Hughes Auffray. Ce que certains critiques reprochent à des films comme ceux de Clarke, c’est justement aussi ce qui manque à la hènevé, qui n’allait pas beaucoup fouiner dans les bidonvilles d’Aubervilliers (on pourrait mentionner l’ethnographie de l’Afrique coloniale de Moi, Un Noir de Jean Rouch, mais c’est quand même une toute autre chose) ; on peut simplement déplorer que cette histoire aussi fossilisée et étriquée que l’est la littérature dans un Lagarde et Michard continue d’occulter des expériences comme celles-là.

S’il y a bien un mot qui peut s’appliquer à Shirley Clarke, c’est celui de précurseur (mon correcteur d’orthographe phallocrate n’accepte pas le mot présurseuse, mais allez dire ça à Bill Gates).Les deux films valent largement mieux que la case ’Femmes au cinéma’, s’agissant d’une artiste capable de s’affirmer hors de l’industrie du cinéma et d’aller filmer en dehors des lofts arty. Une indépendance qui la distingue nettement de la carrière d’une Ida Lupino, quasiment le seule femme à Hollywood, qui elle même faisait oeuvre de précurseur : imposer des préoccupations sociales donnant une image de la femme autre que celle de vamp ou de bonniche (le viol dans la très daté Outrage), s’engager socialement (Lupino disait vouloir faire "des sujets provocants qui parlent de l’Amérique d’aujourd’hui"). Mais ce qu’on a pu voir des films de l’actrice de Walsh pâtit sacrément des conditions de production (un statut de semi-indépendant mis à mal par une série d’échecs commerciaux) et des conventions hollywoodiennes de l’époque, et ce qu’il serait idiot de qualifier de méritoire peut paraître même à l’inconditionnel de l’âge d’or du cinéma américain comme assez neu-neu.

Impossible en ce qui nous préoccupe de dire si Clarke avait en mémoire le sort avilissant réservé par les majors à Lupino (qui finit à la télé, l’enfer d’alors, la paradis de nos jours), mais la court que lui faisaient les studios dans les années 60 semble s’être heurtée à quelqu’un de déterminée, intransigeante et têtue (Clarke recevra un Oscar du meilleur docu en 1960 mais ne tournera jamais à Hollywwod). L’orbite résolument indépendante dans laquelle s’inscrit (ou est inscrite) Shirley Clarke l’installe au rang de passeur, au sens bemjaminien du terme (on aurait bien féminisé le mot passeur, on ne le fait pas, un nervis à Sarkozy risquant de se méprendre, et vu la recrudescence des lois qui courent, elle aurait une vache d’amende, la Shirley passeuse benjaminienne) : entre fiction agressant les conventions narratives et leurs valeurs, et cinéma arty - d’habitude davantage préoccupé de forme - où elle importe une sorte de conscience sociale. Situation atypique, aux allures d’avant-garde accidentelle (la cinéaste déclare par exemple "n’être pas une aficionado de l’avant-garde, mais c’est plus ou moins ce que je fais à l’arrivée"), Clarke avouant sa dette aux cinéastes femmes avec des connections plus arty (Yvonne Mayer) et évidemment avec Maya Deyen (l’influence qu’elle reconnaît comme la plus reconnaissable).

Bien que revendicative ("J’ai grandi à une époque où les femmes ne dirigeaient pas les choses, elles ne le font toujours pas"), elle reste en périphérie d’un discours typiquement féministe ; il n’y a à vrai dire quasiment pas de femmes dans les deux films cités, et quand il y en a, c’est un cauchemar pour les Women’s Lib (apparition d’une salutiste dans The Connection qui ferait passer ma prof’ de Latin en Seconde pour Nancy Spungen, rôle de blondasse macquée au caïd local qui n’est qu’une chialeuse paumée (scène mal jouée, et lourdingue de The Cool World), gamine qui fait un peu la pute quand c’est son intérêt dans le même film). L’éclairage que certains reprochent au naturalisme ’pur’ de Clarke (en l’occurrence de préfigurer ici le docu-drama), c’est aussi très certainement esthétiquement la genèse du trash-déglingué du Wanda de Barbara Loden en 1970 ou de Nan Golding, entre participation à la contre-culture et détachement.

Le foutraque The Cool World participe du même agenda que celui d’un Cassavetes, anticipe celui de Wiseman ou Pennebacker, prenant Rosselini au pied de la lettre dans un effort dépassant la révolte romanesque. L’unique repère qui vient en tête en voyant ces deux films est évidemment le Cassavetes de Shadows, entre autre parce qu’ils constituent, à peu de distance, avec leurs tournages guérilla, leurs baisers interraciaux, leur utilisation du jazz un travail de sape du cinéma traditionnel, et une agression frontale contre le code Hayes. Les deux cinéastes ne sont pas peut-être proches, mais ont la même idée en tête.

Tout n’est pas qu’une histoire de Beat

(le cinéma comme ’besoin de dénoncer la complaisance des classes moyennes, et l’académisme déprimant des élites’, ou comment le cinéma féminin peut être aussi autre chose qu’une histoire de vacances- avec- papa- maman- sur- côtes- bretonnes-
quand- j’ai - perdu - mon - pucelage - dans- les- bras- d’un-
beau- prolétaire - en - ciré - Cotten)

Peut-être ce qui distingue d’ailleurs plus Shirley Clarke, c’est une sorte de défiance même de l’image et de la notion d’auteur tout-puissant : le réalisateur qui tourne son film sur les junkies dans The Connection est un sale type foireux qui s’abrite derrière des grands noms (’Je connais mon Eisenstein, je connais mon Flaherty’) et son personnage de con manipulateur joue comme une vanne bien sentie envers le milieu des ’professionnels de la profession’ en même temps qu’une critique de l’impasse ontologique du cinéma-vérité - il crie à un moment ’Act naturally !’ (à cet égard, The Cool World fait d’ailleurs presque figure de contradiction rhétorique).

Revoir ce dernier film récemment dans le cycle des jeudi consacrés au cinéma expérimental par la Whitechapel Gallery de Londres nous avait donné envie de revoir The Connection, vu il y a quatre-cinq à la télé et qui avait laissé une forte impression. On savourera l’ironie rétrospective de le retrouver dans un cycle sur France 2 consacré aux avant-gardes américaines présenté alors par Frédéric Mitterrand (à quand Porcherie de Pasolini présenté par Stéphane Bern ?) et précédé du premier court de Kenneth Anger (Fireworks, 1947, fantasme littéralement masturbatoire annonçant le Querelle de Fassbinder). Et comparé à ce qui se faisait à l’époque, The Connection fait toujours l’effet d’un dépucelage.

L’intrigue, mince comme tout, pourrait se résumer en une chanson du Velvet ou à En Attendant Godot chez les camés, pour reprendre le bon mot de Jonas Mekas. Un groupe de junkies attend, dans l’appartement de l’un d’eux, leur livraison d’héro, pendant qu’un réalisateur et son caméraman les filment, dans une atmosphère de manque et de claustration.

Historiquement, ce n’est pas la première fois que la came est abordée au grand écran, mais il avait fallu l’intransigeance teutonne d’Otto Preminger pour imposer à une major son Homme Aux Bras D’Or(1955) sans censure. Mais là où la dope n’était sans doute qu’un élément de la damnation de Frankie Machine (Sinatra) dans une dramaturgie classique (avec la célèbre partition d’Elmer Bernstein style Hollywood-s’encanaille-avec-le-jazz-des-bas-fonds) chez le boche, The Connection (1961) tourne au jeu de massacre naturaliste. Tous les personnages sont plus ou moins veules et n’ont d’autres raison d’être-là que la came.

Shirley Clarke s’intéresse aux marges ("comme un symbole", dit-elle, pour montrer "les gens qui sont exclus, comme je me sentais exclue de la culture dans laquelle je suis née"), ne juge pas le ’vice’ des personnages ; il s’agit plus de montrer les contradictions internes de cette société de fortune -des junkies forcés de cohabiter en attendant leur fix, et obligés de composer avec leur classe sociale, leur race, leur sexualité. L’hétero martyrise le pédé refoulé, l’artiste maudit s’auto-apitoie, le gay cultivé joue les intermédiaires, les blacks ne masquent pas leur mépris pour les petits blancs qui viennent s’auto-détruire.

Un symbole de société individualiste sans discours idéologique ou religieux, basée sur la satisfaction immédiate, on attend constamment le mot de travers qui va tout faire péter, jusqu’à l’arrivée de Cowboy, le dealer (l’acteur a aussi co-écrit le film). Adapté d’une pièce de Jack Gelber pour le Living Theatre, The Connection se déroule dans une même pièce, mais évite le piège du théâtre filmé par un jeu de dispositif malin, questionnant le cinéma-vérité et sa possibilité même (peut-on filmer sans devenir acteur du drame ? Le réalisateur, qui paie l’héro pour les besoins du film se retrouve quasiment contraint à en essayer, sur le mode ’qui s’y frotte...’ dans une atmosphère de glauque cool). Jeu de miroir qui donne une impression de confusion, de règlements de comptes, les personnages parlant autant à la caméra qu’entre eux, dans une atmosphère un peu irréelle et cool où des musiciens de jazz arrivent un à un dans le studio, improvisant des jams Hard Bop qui deviennent de facto la soundtrack live du film. Les procédés narratifs où les caméras (la vraie, la fausse) se croisent, où les décadrages brutaux changent sans cesse de centre d’attention, donnent une impression de tension bordélique, la caméra étant l’élément voyeur/perturbateur altérant les comportements - soit quelque chose comme Star’Ac où Lars Von Trier irait filmer une dizaine de types sous méthadone tout en agitant un sachet d’héro. Cet artifice théâtre/cinéma bâtard et nihiliste permet aux acteurs du Living Theatre, qui reprennent leurs rôles, de défourailler des tirades Beat à la Ginsberg, Clarke donnant à la sauce un arrière-goût désenchanté. Mention spéciale pour Warren Flaherty, dans le rôle du camé-homo refoulé avec un furoncle digne de chez Selby Jr, en sosie avant l’heure de Steve Buscemi.

The Connection est un film jazz, rythmé par à-coups, cool et électrisé, un rare exemple à tirer son énergie et sa colère d’une autre culture (à comparer à ses contemporains germanopratins). Comme un acte de défiance contre le cinéma, un OVNI des années 60 qui aurait maintenant comme contemporain quelque chose qui mêlerait les dispositifs sophistiqués du Kiarostami d’Au Travers des Oliviers ou Close Up(le cinéma comme re-création/manipulation) avec du Hip-Hop. Pour la gloire, le film s’est attiré une solide inimitié des censeurs de quelques états américains pour son usage du mot ’shit’.

Moins connu, plus rare, et moins rentre-dedans, The Cool World (1963) [4]tourne le dos à l’appareil rusé du premier et tente de marier naturalisme et documentaire. L’intrigue y est également simplissime, qui raconte l’apprentissage de la rue, des gangs et de la petite délinquance par un adolescent de Harlem, Duke. Un raccourci entre West Side Story et Frederick Wiseman. The Cool World est un patchwork de scènes jouées et de séquences documentaires (pour la plupart avec des gamins non-professionnels, avec une quarantaine d’années d’avance sur La Cité de Dieu).

Le film flirte parfois avec un ton un peu démonstratif - on pousserait presque le paradoxe jusqu’à dire que les conditions dans lesquelles a été montré le film (le projectionniste a monté la troisième bobine en place de la deuxième) suggéraient ce qu’il aurait gagné en ellipses. A son meilleur - un mélange de naturalisme expérimental et de cinéma guérilla -, le film déboussole, n’explique rien, laisse le spectateur se forger une perception d’une réalité. Renvoyé à sa condition d’artefact, mais se refusant au vérisme en triturant une histoire simple comme le jour, loin, très loin de la notion de ’justesse’ qui sévit encore maintenant quand on parle des ’petites gens’ ou de laissés pour compte (voir le regard indécrottablement petit-bourgeois porté sur les pécores de Ressources Humaines, gentil et odieux [5]). Le début de The Cool World est à cet égard bluffant, kaléïdoscope d’une visite de classe bordélique à Manhattan, un autre pays où un prof’ montre benoîtement aux mômes les lieux de l’histoire américaine (Wall Street...).

C’est une histoire de petit loubard (et tout est déjà là : gamins glandouillant en attendant l’argent facile, violence symbolique d’un ordre qui ne s’intéresse aux démunis que pour mieux en contenir la révolte, invention d’une contre-culture vite rattrapée par le marketing et la frime) on ne peut plus anodine, mais le regard de Shirley Clarke, cinéaste blanche à l’époque où le seul noir toléré à l’écran est le négwo bien pwopwet Sidney Poitier, est certainement moins insultant pour son objet que les fantasmes que nourrissait à l’époque Pasolini sur les prolétaires, en cela que beaucoup moins cannibale. La poésie y est surtout beaucoup plus humble. Ce projet d’un simplicité désarmante culmine notamment dans la séquence lumineuse où Duke part en ballade dominicaine avec sa julie à Coney Island, et qui se termine sur un plan où le gamin, dans un stand de tir, vise un mannequin, sans doute le seul moment de sa vie où il lui est permis de pointer une arme sur un blanc.

A cet égard, on serait bien en peine de trouver dans le cinéma français de 1963 un film qui se collète à la réalité des ghettos urbains avec un tel behaviorisme [6].

Les plus beaux plans de The Cool World sont ceux tournés à l’arrachée dans les rues de Harlem qui laissent voir le quotidien du quartier sans faire dans le cliché nègre-donc-oppressant. C’est la partie la plus marquante du film, son côté le plus proche du cinéma-vérité, semblant se contenter d’enregistrer une réalité, grâce à une caméra bricolée pour le petit gabarit de la cinéaste, et qui serait une sorte d’ancêtre de la Steadycam.

Le film supprime la notion de destin, pour se concentrer sur la banalité d’un univers urbain anomique où se croisent des personnages confrontés à l’aliénation la plus totale. Chacun s’invente un mode de survie, rarement satisfaisant ; alors que Duke dérive graduellement vers la petite délinquance, il assiste à la confrontation entre deux frères, l’un accusant l’autre de faire le jeu des blancs en se réfugiant dans la dope, mais semblant lui-même incapable de ressentir autre chose que de la colère. A l’arrière plan, les tours de Manhattan sont très loin. Duke vole, devient l’accessoire d’une petite frappe cool, forme son gang, s’embrouille, se fait toper. Simpliste ? C’est filmé non pas comme si ça devait arriver, style crime et châtiment, mais comme une série de vétilles entre hasards des rencontres et poisse existentielle. The Cool World est aussi un grand film jazz, dans la catégorie de Shadows. La partition du pianiste Mal Waldron, collaborateur de Billie Holliday et d’Eric Dolphy, sonne comme un adieu à l’enfance, avec des thèmes cool et tristounets et des sonorités plus étranges, faisant penser à une berceuse sous joint. Clarke en fait un moteur narratif, comme dans cette scène entre drague et échanges de services, où la conversation de Duke et de Luanne, la jeune pute, est couverte par intermittence par la musique, pour un effet qui coupe court à tout sordide.

Le gag du projectionniste aveugle, saoul ou inconscient de la Whitechapel Gallery permettait de voir en creux à quel point les tentatives de Shirley Clarke sont imparfaites, n’y vont parfois pas avec le dos de la cuiller, et pourtant restent attachantes. Le système pré-docu-drama de The Cool World n’est pas sans apories, mais s’impose comme une date-clef du cinéma des années 60, vers une recherche d’objectivité ou de neutralité du regard sur des sujets subversifs et politiques. Pas étonnant de retrouver au générique Frederick Wiseman, alors jeune avocat de 27 ans à Boston, qui produit le film. Wiseman se tournera vers le documentaire pur, mais partagera dans le dérangeant Titticut Follies (1967), sur une institution psychiatrique, cette esthétique sans compromis avec l’image belle et bien léchée. Il reviendra d’ailleurs plus de deux décennies plus tard sur un sujet voisin du film de Clarke avec Chicago Housing, imposant film pointilliste de quatre heures sur le ghetto de Cabrini Green.

Shirley Clarke, après un passage vers le vidéo expérimentale dans les années 70 et une place d’enseignante en fac, n’a réussi qu’à faire ensuite deux longs métrages : un portrait d’Ornette Coleman en 1985, que les amateurs de jazz jugent sévèrement (mais il est vrai que les zamateurs de jazz ont tendance à être de vilains emmerdeurs), m’enfin on l’a pas vu, comme on n’a pas vu Portrait of Jason (1970), docu "austère" (dixit Couvernier-Tarsodon) sur un travelo junkie qui semble tracer la voie à Nan Golding, avant qu’elle ne vire dans l’héroïne-chic gonflant.

Le réalisateur anglais Dick Fontaine (lui-même auteur d’un film sur Ornette Coleman et John Cage) décrit le premier comme une pure merveille, mariant une approche free-jazz et expérimentations Beat (Burroughs y a apparaît d’ailleurs). Le plus intriguant semble aussi à découvrir : pour l’anecdote, on découvre Shirley Clarke dans le sillage des Fugs, dont la musique immonde a été mythologisée par Lester Bangs [7].On se contentera jusqu’ici de ces deux films novateurs, posant plus de questions au cinéma qu’ils ne se proposent d’en résoudre, indépendants, imparfaits, mais assez scandaleusement sous-estimés.

Reste à attendre, entre d’éventuels passages à la téloche ou des projections pour happy few organisées par Gaston Lagaffe, ce purgatoire de la cinéphilie, la ré-édition DVD, avec son bonus où une autorité de gôche quelconque viendra nous expliquer que, oui, oui, Shirley Clarke était une grande cinéaste, et un tocard tout aussi quelconque nous dira que, oui, oui, le cinéma de Shirley Clarke aeu une influence considérable sur le sien, blah blah blah.
C’est un peu tard, mais au moins le film sera dans le bon ordre.

Notes

[1Plus tard, Clarke se définira comme "anarchiste. J’ai finalement décidé. Je suis simplement contre l’ordre, l’Etat".

[2Cf l’interview du rarement reprochable Serge Daney où il dit ne rien avoir à faire avec quelqu’un qui n’aimerait pas Rohmer.

[3« Joyce Wieland, A Life In Art", Iris Nowell, ECW Press. Quel titre pourri.

[4Les dates de sorties des films peuvent varier, selon la mise en boîte des films, leur distribution souvent chaotique, les festivals et les visas d’exploitation, la chronologie est plus que confuse, et rend mal hommage à ce travail pionnier.

[5Voir le bon dossier très énervé de Balthazar, l’année dernière, sur les tendances irritantes du Jeune Cinéma Français (Le JCF).

[6A notre modeste connaissance, on peut en trouver trace dans, heu.. Mélodie en Sous Sol de Verneuil, où Gabin trouve sa petite banlieue pavillionaire remplacée par des barres HLM, sur l’air du "tout fout le quand ma bonne dème"..Godard ira pérorer sur le sujet en 1967 avec 2 ou 3 Choses Que Je Sais D’Elle, un de ses meilleurs films. A l’inverse, mentionnons aussi dans des tentatives de cinéma-direct succédant à Clarke ou Leacock le superbe semi-docu anglais Bronco Bullfrog,de Barney Pratt-Mills (1969)sur un samedi soir comme tant d’autres de lads à Stratford, banlieue glauque de l’East End londonien, comme un exemple d’avant-garde naturaliste qui bouffe du système de classe anglais, et filme un ghetto blanc prolétaire pas très conforme au Londres des Swinging Sixties, où l’ennui proto-punk des quartiers pouilleux préfigure Johnny Lydon et ce que font maintenant des gens comme Harmony Korine, moins le côté trash-glamour Agnès B., ou Cameron Jamie, moins les Melvins.

[7"Je me souviens avoir acheté en 1966 l’album Virgin Forest, et être revenu en titubant chez le disquaire pour demander à quoi ressemblait leur premier album. Elle sourit : "Oh, très proche de cela, mais en plus primitif". Plus primitif ?". Les Sightings de l’époque, en somme. D’ailleurs, on mentionne au passage qu’Absolutes est encore mieux - ou pire- que Michigan Haters, une bouillie porcine sponsorisée par Black et Decker. Un des disques les plus lamentablement hideux qui soient.