Ces derniers temps, pas un jour ne passe sans que les appareils de campagne républicrates se fendent d’un commentaire cinglant ou d’une répartie voulue astucieuse ; c’est çui qui dit qui y est, il y a trente ans j’étais plus beau que toi, l’autre y fait que changer d’avis toutes les trente secondes, et le récent « Al Qaeda veut vous faire voter démocrate, comme ils ont fait voter socialiste en Espagne. »
Ah, finesse des campagnes électorales. Comme tous les quatre ans, les analystes qui savent de quoi ils parlent estiment qu’il s’agit là de la campagne la plus sale de l’histoire. Comme tous les quatre ans ils ont autant raison que tort. La nouveauté cette année est l’importance prise par les groupes dits 527. Les groupes en question échappent au contrôle et aux lois sur le financement des campagnes car ils ne sont pas directement liés aux campagnes officielles. Sous couvert d’engagement citoyen, ils utilisent des fonds privés pour pousser des points de vue spécifiques ayant trait aux élections. Leurs campagnes de pub, qui questionnant le comportement de Bush le 11 septembre, qui questionnant le comportement de Kerry au Vietnam, ont pris une place centrale dans le débat médiatique. Ils ont par là même fait des dossiers militaires des deux candidats la question principale du moment, les démocrates bataillent pour remettre l’Iraq au centre des discussions, mais c’est pas évident. Faut dire c’est vachement moins intéressant que de savoir si Kerry a pris une balle dans le cul exprès, ou s’il a fait semblant.
Electioneering
Une des clés de ces élections sera, s’il on en croit les journalistes, les états indécidés ou swing states, ou états échangistes (traduction personnelle). Les élections de 2000, non contentes d’avoir été monumentalement truquées, ont révélé qu’un nombre non négligeable d’états de l’Union se sont joués à quelques centaines de voix. Les états en question (Ohio, Floride, Nouveau Mexique entre autres) ont été sillonnés par les deux candidats dans l’espoir d’y éveiller la flamme qui sommeille chez les électeurs, et éventuellement soutenir les candidats aux élections locales. Comme souvent aux USA, nombre d’états cumuleront en novembre élections présidentielles et multitudes de votes locaux. On ne vote pas trop dans le coin alors tant qu’à se déplacer autant que ce soit une fois pour toutes. Kerry et Bush ont ainsi multiplié les apparitions en compagnie de candidat sénateurs, députés…, se retrouvant même parfois le même jour à quelques centaines de mètres l’un de l’autre.
Le problème ne s’est pas présenté en Illinois. Le vice-président Cheney s’est certes déplacé pour l’annuel banquet du président de l’Assemblée et enfant du pays Dennis Hastert, mais on ne verra pas de grand rassemblement en plein air avec discours. Protégé par la police tout au long de son très court séjour, le vice-président n’est pas idiot. Comme tout un chacun, il soupçonne qu’une fois encore, l’Illinois va voter en masse pour le candidat démocrate. C’est pas qu’ils n’essayent pas. Au niveau local, les deux partis se partagent régulièrement les postes électoraux. Les régions rurales ne sont pas hostiles aux républicains, bien que partagées, mais le vrai obstacle est Chicago. La ville est un fortin démocrate depuis des lustres, et elle pèse lourd dans la balance. L’état a longtemps voté pour les candidats républicains aux présidentielles, mais ça n’est plus arrivé depuis 1988. Gore a remporté l’Illinois par plus de 10 points en 2000.
Quoi ? Des républicains dans l’Illinois ?
Etrangement absent du banquet était le candidat républicain au poste de sénateur. Il faut dire que l’on soupçonne Cheney de ne plus être trop pote avec le gars, tout spécialement depuis la convention républicaine. Dans un mouvement plein de finesse politique, Dick Cheney avait reconnu devant la presse que oui, sa fille est lesbienne, et que son point de vue sur le mariage gay diffère de celui du président. Miracle ! L’éminence grise, le PDG au cœur de pierre aurait finalement des sentiments. L’intention était louable, et les représentants républicains de roucouler, vous voyez, ça se passe comme ça au Grand Old Party, on a droit à tous les points de vue, même à la Maison Blanche.
Jusqu’à l’intervention d’Alan Keyes [1], candidat républicain pour le poste de Sénateur de l’Illinois, pour qui les homosexuels sont des « hédonistes égoïstes », fille de Cheney incluse. Insulter la fille à papa devant les caméras, c’est pas très malin. Depuis les Républicains semblent éviter Alan Keyes. Pas grave. L’ami s’est toujours vu en martyr de la cause, ça le conforte un peu. Le parti l’a envoyé au casse-pipe dans les Grandes Plaines, mais Keyes travaille pour Dieu.
Après les primaires des partis démocrate et républicain il y a quelques mois, tout semblait clair. Barack Obama, jeune membre du Sénat de l’Illinois, avait écrasé tous ses adversaires au sein du parti démocrate. Il faut dire qu’il porte bien, il a l’air franc, il a une bonne gueule, il parle bien, il est professeur à l’Université de Chicago, n’en jetez plus, et il est aussi fils d’un père kenyan et d’une mère Kansane. Vous me direz, on s’en fout, mais vous verrez ça a son importance. L’ami est métis, comprenez donc noir, bien évidemment, et plutôt à la gauche du parti, si l’on en croit ses votes au Sénat de l’Illinois. Il a notamment voté pour un impôt destiné à aider les familles les plus pauvres, voté des fonds pour l’information et la prévention du SIDA, prenant ainsi le relais des associations gay et lesbiennes locales, et enfin voté contre l’interdiction de l’avortement partiel. Prenez note.
Mon royaume pour un candidat
Du côté républicain, les choses ne s’étaient pas aussi bien passées. Le candidat élu à la candidature, Jack Ryan, n’était pas vraiment membre du sérail. Il a travaillé à la firme d’investissement Goldman Sachs pendant des annés avant de tout lâcher pour devenir prof dans une école d’un quartier défavorisé de Chicago. Il se présente aux primaires et éclate tout le monde au grand dam des pontes du parti. Mais il a aussi un beau sourire, et le coup d’être prof dans la zone ne sera pas sans rappeler à certains son ex-femme, Jeri Ryan, actrice notamment dans la série Boston Public, qui si je ne m’abuse est maintenant diffusée en France (son ex, c’est celle qui a des gros yeux).
Son parcours évoque un peu trop la jolie Jeri, d’ ailleurs. Comme il est de coutume par ici, les journalistes estiment avoir le droit de savoir ce que contient le dossier de divorce de Ryan. Le naïf refuse, prétextant que cela ferait du mal à leur enfant. Mauvaise réponse. Le Chicago Tribune poursuit en justice et un juge californien décide qu’il est en effet de l’intérêt public que le dossier soit ouvert. Et mon Dieu ce que l’on y trouve…Jeri accuse Jack de l’avoir traînée dans des clubs échangistes à Paris, Londres et la Nouvelle Orléans, et de lui avoir proposé de s’y ébattre en public. Il nie. Pas grave.. En une semaine, les Républicains lâchent Ryan les uns après les autres. Le soldat abandonné se retire de la course quelques semaines avant qu’Obama soit désigné comme un des intervenants principaux de la Convention Démocrate à Boston. Aïe.
- Obama rayonne....
Et Obama de rayonner. Pas trop connu à l’orée des primaires, son nom pour le moins inhabituel est sur toutes les lèvres illinoises et bientôt américaines. Son discours à la convention dépasse de loin en vigueur et en élocution ceux de vieux grognards comme Ted Kennedy, et d’aucuns voient déjà en lui le futur du parti et, tiens, pourquoi pas, peut-être le premier candidat noir à la présidence. Allons bon. S’il devient sénateur, il ne sera que le cinquième sénateur noir de l’histoire des Etats-Unis… c’est d’ailleurs le sujet de certaines attaques indirectes qu’il a eu à subir pendant sa campagne. Il est trop noir, il est trop de gauche, il est trop urbain, les électeurs de l’Illinois rural ne vont jamais voter pour lui. Manque de bol, le rencontrer, c’est l’adopter. Seul en course pendant de longues semaines, Obama transporte les foules à la ville comme aux champs. Pendant ce temps, le Parti Républicain se ridiculise à longueur de journée dans sa recherche d’un remplaçant pour Ryan ; les pontes du parti se sont désistés bien vite, reconnaissant une cause perdue quand ils en voient une. À court de candidats potentiels, ils en viennent même à proposer le poste à Mike Ditka, ancien entraîneur des Bears champions en 1985, grande gueule de droite et accessoirement figure publicitaire pour Viagra, entre autres. Mais da coach refuse, comme tous les autres, le temps passe et n’ayant pas d’opposition, Obama rayonne.
Le Moise Noir
Jusqu’au jour où l’on apprend que les Républicains ont trouvé quelque chose ; ils vont décider entre deux candidats, un homme et une femme. Tous les deux noirs. Les mauvaises langues soulignent le fait pour le moins inhabituel ; deux noirs au parti républicain ?!? Quoi qu’il arrive, il est maintenant certain que les USA connaîtront leur cinquième sénateur noir à l’issue de ces élections. Le GOP crie haut et fort que les considérations raciales n’entrent pas en compte. Non non, c’est tout ce qu’on a trouvé. Ben voyons. Après moultes discussions, entre donc finalement en lice, le candidat républicain, Alan Keyes.
Surprise ! Alan Keyes vient de l’état du Maryland. A ceux qui s’étonnèrent de ce qu’un homme politique qui critiqua le parachutage d’Hillary Clinton dans l’état de New York accepte d’être lui-même bombardé en Illinois, il répond que eh, la différence c’est que moi, on m’a invité. Certes. Chez Keyes, le retournement dialectique de veston est une deuxième nature [2]Pour être une figure nouvelle sur la scène politique illinoise, Keyes n’est cependant pas un novice.
Quelques soirées hilarantes et passablement plombées passées à regarder les élections primaires républicaines de 2000 et une figure noire sort de la brume des débats pour la candidature du G.O.P. Alan Keyes s’était en effet présenté à la candidature, devenant ainsi la bonne private joke d’avant les élections. Perdu entre les plus médiatiques Bush et McCain et une kyrielle de pingouins plus pathétiques les uns que les autres, il n’avait clairement aucune chance, mais c’est par les excès droitiers de son discours qu’il aura marqué les esprits. L’ami proposait notamment la fin des programmes d’ « affirmative action », un point de vue toujours très apprécié par les Républicains chez un noir, ainsi que l’abolition de tout impôt autre que les tarifs douaniers… Keyes faisait roucouler les Républicains avec ses discours ultra-conservateurs et fiévreusement religieux, mais comme d’habitude personne ne votait pour lui. Faut pas déconner non plus… [3]
- Alan Keyes, l’homme qui aime bien pointer du doigt...
Et l’ami est aussi célèbre pour être un sacré loser. Fonctionnaire dans les services diplomatiques, il est désigné comme ambassadeur au Conseil Economique et Social des Nations Unies sous Reagan. Il occupe diverses positions gouvernementales et se présente à deux reprises aux sénatoriales de son état du Maryland, et se fait démonter deux fois, en 1988 et 1992. Il se présente à la candidature républicaine aux présidentielles en 1996, avec autant de succès que 4 ans plus tard. Ah oui oui oui, disent les républicains, c’est bien d’en avoir, des noirs de droite, mais on doit pas voter pour eux quand même ?
En l’an 2000, sa douce voix et ses envolées bibliques lui apportent tout de même une certaine renommée. On lui confie un talk-show sur MSNBC, Alan Keyes is Making Sense (sans rire). Annulé au bout de quatre mois, on y aura vu l’ami Keyes pousser ses habituels cris d’orfraie sur les sujets qui le fâchent : la perte des valeurs chrétiennes, les impôts, l’avortement, et la question noire aux Etats-Unis. Parce que Keyes n’oublie pas de quelle couleur il est. Ce serait difficile, vu qu’il est le nègre de service du parti Républicain.
On n’est pas racistes, on a un pote noir
La tactique, c’est d’utiliser sa couleur pour pousser les idées les plus lamentablement réactionnaires, notamment concernant la communauté noire américaine. Le résultat, c’est qu’il peut dire un peu ce qu’il veut, puisque personne n’attaque vraiment un réactionnaire noir [4]. Être réac est presque un compliment aux Etats-Unis de nos jours, et à critiquer les commentaires de Keyes d’un peu trop près on s’expose à une de ses diatribes venues de nulle part où il va démontrer que si vous n’appréciez pas ses idées, c’est parce que quelque part au fond, vous êtes racistes. C’est n’importe quoi, mais ça fait la une.
C’est ainsi qu’à court d’idées pour trouver un candidat, les Républicains se rabattent sur Keyes. La manoeuvre est forcément payante. Les élections étant d’ores et déjà perdues, Keyes a carte blanche. Non content d’être une grande gueule, il trouve dans une course électorale la tribune médiatique rêvée, l’occasion de mettre son talent au service du plus grand nombre. La presse américaine ne vivant que pour le mensonge du "traitement impartial", toute apparition publique d’une figure publique est une information en soi. Aussi pour chaque petite phrase d’un côté, l’autre se doit de répondre. A ce petit jeu les Républicains sont plutôt forts, comme le prouvent les apparitions quotidiennes de Bush, un jour chez les vétérans, le lendemain chez les scouts, n’importe où, pourvu d’être dans les journaux, une technique révérée et imposée par l’honorable Richard Nixon en son temps. Keyes n’est pas mauvais non plus, dans son style personnel. Ses interventions débiles le mettent dans le journal tous les jours. Keyes fait les gros titres en insultant Obama, forçant par là même l’équipe démocrate à répondre aux attaques les plus insensées.
Arrivé en Illinois depuis à peine quelques jours, Keyes traitait son opposant de « penser comme un esclavagiste. » CQFD : Obama défend l’avortement ; or, l’avortement est, selon Keyes, le droit de mettre fin à une petite vie. Les propriétaires d’esclaves eux aussi, avaient droit de vie ou de mort sur leurs esclaves. Donc Obama est comme un esclavagiste.
Chapeau. Et ce n’était que la première. Pas une semaine ne passe sans que Keyes y aille d’un de ses commentaires hallucinants. Obama, se référant à son avance écrasante sur Keyes dans les sondages [5], déclarait il y a peu qu’il allait lui mettre une fessée aux élections et qu’on en parlerait plus. Une fessée ? Esclavagiste ! Une fois encore, explique-t-il à la presse, Obama se prend pour un colon. La fessée, nous décode le docteur, est un héritage esclavagiste. Il veut me mettre une fessée parce qu’il se prend pour mon maître. Euh, OK… Entre autres sorties, Keyes s’est aussi moqué de l’absence d’esclaves chez les ancêtres d’Obama, a comparé les femmes pratiquant l’avortement à des terroristes, et expliqué doctement que si Jésus devait voter aux sénatoriales dans l’Illinois, il est plus que probable qu’il ne voterait pas pour Obama. A l’aise.
Quand on lui demande s’il ne pense pas que les habitants de l’Illinois attendent autre chose d’un Sénateur qu’un discours réchauffé sur l’avortement et absolument aucune prise de position sur les problèmes locaux, Keyes répond que non. Son programme, explique-t-il, est de remettre les valeurs chrétiennes sur la carte politique. Il pense que les bonnes gens de l’Illinois comprendront. Si sa défaite semble tellement avérée que même les pontes du GOP illinoisien ont ouvertement déclaré avoir déjà tourné la page, Keyes est toujours en campagne. Le résultat des élections, probablement éclipsé par les présidentielles au niveau national, sera observé de près par le parti républicain, vous pouvez en être sûr. La situation desespérée leur a fourni l’occasion rêvée pour une petite expérience à facteurs multiples. De nos jours où les politiques américains de tous bords se battent pour revendiquer l’étiquette conservatrice, Obama ferait presque figure de rouge. Cette élection est un test des réflexes de la droite chrétienne : vont-ils s’abstenir ou voter pour le nègre de plantation (catholique de surcroît) contre le nègre marron ? Est-ce que les discours effarants de Keyes peuvent attirer les fous de Dieu, le seul électorat qu’il puisse clairement revendiquer, sans s’aliéner les voteurs habitués à la variété locale plutôt centriste du parti Républicain ? Si certains voteront probablement par fidélité électorale, nombre de voteurs affiliés GOP ont décidé de sauter la case sénateur cette année. Lorsque Keyes se fera démonter une fois de plus en Novembre, les Républicains sauront un peu mieux ce qu’ils peuvent faire et ne pas faire, avec qui, pour repousser la bordure droite du parti.