Les mystères de l’Est : Abou Ghraib et la "chaîne de responsabilité"

, par Alfred

C’est la grande question du moment : ou doivent s’arrêter les sanctions suivant les tortures subies par les prisonniers d’Abou Ghraib ? Si la chaîne hiérarchique semble clairement mener jusqu’au Pentagone, qui prendra la responsabilité des actes menés par les « civils » au service de la CIA ?

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Depuis l’explosif "60 minutes II" diffusé sur CBS il y a deux semaines et dévoilant les photos des abus subis par les détenus de la prison d’Abou Ghraib, Bush ou un de ses potes s’excuse environ une fois par jour. C’est qu’avec chaque jour que Dieu fait, la responsabilité remonte de plus en plus haut. La poignée de soldats inculpés s’est défendue en clamant bien haut qu’on ne les avait jamais préparés à ça, que la Convention de Genève, ils connaissaient pas, et pourquoi on les tapait eux alors que leurs supérieurs étaient au courant et ne disaient rien ? Allons voir leurs supérieurs. La générale de réserve Janis Karpinski lève les bras au ciel et dit clairement qu’elle n’était au courant de rien. Un peu étrange me direz-vous, pour un officier chargé de gérer l’établissement. Karpinski n’est pas aidée par les diverses déclarations faites à la presse durant l’année passée à la tête d’Abou Ghraib. Entre autres déclarations de joie et de quiétude, elle affirmait notamment que l’ambiance de folie dans la prison était telle qu’ils se demandaient si les détenus quitteraient jamais l’établissement de leur plein gré… [1]

Sûr que quand on voit comme ca délirait sévère là dedans, on se demande bien si finalement ce n’est pas de rire qu’on crève si facilement à Abou Ghraib.
Karpinski s’est fait blâmer, comme on dit chez les soldats, et ça ne lui a pas plu non plus. Elle n’était pas au courant, dit-elle, de ce qui se tramait derrière les portes blindées. C’est pas de sa faute, c’est la faute des services de renseignements militaires. On avance. Oui oui oui, nous disent les soldats incriminés, et qui ne tomberont pas tous seuls ; ces enfoirés des renseignements nous demandaient régulièrement de travailler les détenus, de les ramollir avant les interrogatoires ! Que pouvait-on faire ? on reçoit des ordres, on obéit, c’est tout. C’est notre boulot. On travaille. On ramollit.

Oui, les services de renseignement et l’"autre organisation gouvernementale" : la CIA. On avance. Le général Kimmitt s’excuse devant tout le monde depuis le mess des officiers en Irak, nous annonce qu’il ne faut pas croire que ça se passe comme ça dans l’armée américaine, hein, c’est juste des trublions, des électrons libres, c’est dégoûtant, on ne leur a jamais appris ca, et d’ailleurs même chez nous c’est bien connu qu’on obéit aux ordres tant que ceux-ci sont légaux, autrement eh ben on a le droit de refuser, et si on ne le fait pas c’est qu’on est une merde indigne d’être un soldat americain. On va les passer en cour martiale. Tout de suite. Hop la. Ils vont pas ternir la gloire de l’armée américaine avec leurs photos quand même, non ?

Mais des photos, il y en a , à ce qu’il paraît, plus de mille. Aux dernières nouvelles, les plus hardcore n’ont pas encore été révélées. Viols multiples, tabassages mortels, tout ceci sur pellicule ; y a pas à dire, on se met la tête à l’envers à Abou Ghraib. Si le général n’est pas responsable, qui l’est ? L’honneur de l’armée est en jeu, aussi on rend public le rapport ultra-secret du général Antonio Taguba qui dénonçait les pratiques interrogatoires d’Abou Ghraib. Ce rabat-joie est la conscience de l’armée. Il lui sauve l’honneur. Les rapports envoyés par la Croix Rouge Internationale (évoqués dans le rapport de Taguba) ne furent pas vraiment lus ou écoutés. Dans son rapport Taguba montre que les interrogateurs de la CIA controlent certaines sections de la prison, et donnent des ordres aux soldats de la 372e compagnie de police militaire. Taguba s’arrête cependant bien sagement avant de trop accuser dans cette communauté : son boulot, c’est l’armée, hein. Il suggère tout de même que les représentants des autres organisations gouvernementales et les civils sont un peu trop libres de leurs mouvements. Il constate aussi qu’ils ont à plusieurs reprises introduits des « détenus fantômes » que la police militaire a contribué à dissimuler lors d’une visite de la Croix Rouge…

Et ça continue, encore et encore, la liste des abus est impressionante, et je ne parle pas des émeutes au sein de la prison et de leur violente répression.
Les seuls suspects incriminés sont des soldats, ainsi qu’un traducteur affecté aux renseignements militaires. La liste du document original est apparemment plus longue, mais des noms ont été effacés de sa version publique…
Mais il ne faut pas dix secondes pour se poser la question : "who controls the control men ?" Qui donne des ordres à la CIA ? Cahin caha, on remonte jusqu’au ministère de la Défense, et à l’impayable Donald Rumsfeld [2]. Les Démocrates, Kerry en tête, demandent sa démission. Des Républicains furieux lui demandent des explications, jusqu’au journal des armées ArmyTimes qui appelle le chef d’état-major Myers et son patron Rumsfeld à prendre leurs responsabilités. Que s’est-il passé cette fois, quel est donc le problème dans le boulot formidable effectué par le ministre ?

La guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires

C’est que Donald s’est un peu foutu de la gueule du monde, sur ce coup, et notamment de ses camarades de parti au Congrès. Le gouvernement a tout fait pour étouffer l’affaire ; prévenus par le général John Abizaid, commandant en chef des troupes américaines au Moyen-Orient , la Maison Blanche n’avait toujours pas évoqué l’affaire devant le Congrès le jour où l’émission était diffusée par CBS ! Les premières réactions officielles de Bush et Rumsfeld, dans le style caractéristique de la maison, se firent incroyablement dédaigneuses, Bush demandant à plusieurs reprises aux Irakiens de bien comprendre qu’il ne s’agissait pas là d’un comportement américain typique. Ben voyons. Ne doutons pas un instant qu’ils comprendront ; après tout, n’est-ce pas précisément ce type de comportement qui sous Hussein déjà faisait la triste célébrité d’Abou Ghraib ? Les ricains se seront laissées emporter par l’ambiance, on peut comprendre…

Rumsfeld, qui dit accepter la pleine responsabilité dans cette affaire, n’a cependant aucune intention de démissioner. Bush trouve qu’il fait un boulot formidable. Il ne voit aucun problème à ce que ni Myers, ni Rumsfeld n’aient lu le rapport de Taguba avant qu’il soit évoqué à la télé ; c’est con, pourtant, il l’avait écrit juste pour eux…en Février. C’est à se demander qui distribue le courrier au Pentagone.
Non contents d’avoir demandé à CBS, et obtenu, que la diffusion de l’émission soit retardée de deux semaines, Rumsfeld s’est fendu d’une de ses petites finesses personnelles : questionné dans une lettre écrite par des représentants Républicains au sujet des Comapgnies Militaires Privées [3] présentes en Iraq, leur rôle précis, le cadre de leur action etc., Rumsfeld répond par une petite lettre, où il explique que tout ce qui concerne ces compagnies est du ressort du ministère de l’Intérieur irakien [4]. Quel rigolo ce Rumsfeld ; il n’y a pas plus de ministère de l’intérieur irakien qu’il n’y a de gouvernement irakien, mais il n’a sûrement pas reçu le rapport à ce sujet… Les Etats-Unis, semble-t-il, n’auraient engagé ces compagnies que pour mieux servir l’Iraq. Rumsfeld fournit aussi dans cette lettre une liste supposée détaillée et exhaustive des CMP employées en Iraq.

Seulement voilà : sa lettre arrive trois jours après de nouvelles découvertes. Un certain nombre des interrogations pratiquées à Abou Ghraib l’ont été aux mains de ces "civils" (travaillant ici pour CACI International Inc.) dont on entend si souvent parler, qui entre autres choses travaillent de concert avec la CIA, sans toutefois en faire partie. Ce même type de "civil", rappelez-vous, dont on avait vu les membres carbonisés accrochés à un pont de Falloujah… Une affaire qui aura bien foutu la gerbe, et dont Abou Ghraib est potentiellement l’immédiat pendant irakien ; des civils, des pauvres camionneurs innocents se payeraient-ils leur petite guerre punitive, pour venger les leurs, Eastwood style, qu’on ne leur en voudrait pas tellement. Il faut que jeunesse se passe. Seulement il s’agit bien de ces "civils", ceux qui se baladent en treillis. Ces mêmes "civils" dont le nombre en Irak est estimé entre 10 000 et 20 000, et dont les activités vont effectivement de conduire des camions, à défendre arme au poing lesdits camions, ou encore entraîner la police irakienne, ou éventuellement assurer la production de pétrole. Ah tiens et aussi, accessoirement, fournir à la CIA et aux renseignements militaires des spécialistes de l’interrogation.

Reculons un peu : la présence de ces compagnies est officiellement destinée à soulager l’armée. Ils sont là pour faire le boulot que les bidasses aimeraient laisser à d’autres : conduire les camions dans les convois de ravitaillement ou de pétrole, protéger lesdits convois, former les futures forces de police irakiennes, en somme, "tondre la pelouse" [5] comme le dit si bien Rumsfeld. Coquin, va.

En vérité, ils sont partout. Ainsi Paul Bremer, prouvant ainsi la confiance qu’il porte en les troupes de son pays, est protégé de près par de tels civils. Le consulting militaire est une spécialité américaine, et ce n’est pas nouveau. L’une des entreprises chargées de la formation de la police irakienne, DynCorp, n’en est pas à son premier contrat. Elle était chargée du même travail dans les Balkans. Et entre deux entraînements, les employés de DynCorp décompressaient comme ils pouvaient, à savoir en violant de très jeunes filles dans les bordels du coin, voire en organisant leur traite. Histoire de bien documenter l’ affaire, un membre de DynCorp avait filmé le viol de deux jeunes filles par ses soins. L’affaire avait déjà taché l’honneur de forces armées issues de pays différents, les clients de ces bordels, et rouages du traffic humain [6] étant apparemment à plus de 30% issus des forces onusiennes… Mais à employés civils, traitement civil : dénoncé aux autorités militaires par deux employés de DynCorp pas très rompus à l’esprit de corps (ha ha), le violeur reconnaît les faits, confie la vidéo aux dites autorités, et s’en va comme si de rien était. La justice militaire ne peut rien contre les civils, ceux-ci n’étant, par définition, pas des militaires. La justice tout court ne peut rien non plus, ces civils-la étant protégés contre d’éventuelles poursuites par leur statut de sous-traitant pour le gouvernement américain. Les deux petits traîtres qui avaient dévoilé l’affaire [7], eux perdront leur boulot. Non mais oh (et je me permets de vous passer les détails des connexions liant Dyncorp aux anciens amis de toujours de Bush, Enron. Ca ferait jaser).

Les aventures de Donald

C’est le problème auquel le Congrès aurait bien voulu confronter Rumsfeld. C’est une chose que de jeunes soldats entachent l’honneur de l’armée, mais quand des civils s’y mettent, où va-t-on ?
Nulle part. Ils restent sur place, font leur propre guerre, dont on n’entend jamais parler. C’est une belle engeance, ces contracteurs civils ; des anciens des forces spéciales chiliennes de la belle époque, des anciens d’Afrique du Sud, dont au moins un connu pour avoir posé des bombes dans les maisons d’activistes pour les droits civiques, un autre viré de l’armée britannique… n’en jetez plus. En l’absence de gouvernement irakien, la seule autorité apte à s’occuper de ces gens-là est l’armée américaine… qui ne peut légalement rien faire. Ah ça oui, on délire bien en Irak.
A Abou Ghraib, c’est encore une autre entreprise qui est mise en cause : Steve Stefanowicz, ancien de la marine ricaine et employé par CACI International Inc. [8], est accusé d’avoir demandé aux militaires de mettre les détenus "en condition" avant les interrogations. Je ne crois pas que cela soit couvert par le code éthique de la compagnie, mais que celui qui n’a jamais torturé lui jette la première pierre ; jusqu’à ce jour, Stefanowicz, n’est accusé que dans un rapport interne de l’armée américaine. Il n’est pas poursuivi en justice, et n’a probablement pas plus arrêté de travailler comme contracteur civil que les 27 autres membres de CACI engagés par les forces américano-anglaises…

C’est qu’à Abou Ghraib, voyez-vous, les militaires sont tellement occupés à faire la fête qu’ils n’ont plus le temps de rien faire d’autre.
Or d’après son avocat [9], Stefanowicz n’a rien fait qui n’ait été permis par les autorités du coin. La CIA approuverait-elle la torture ? Les supérieurs de la CIA approuveraient-ils la torture ?

Retour au ministère de la Défense ; dans son article au New Yorker, Seymour Hersh rappelait récemment ce qui caractérise le style Rumsfeld : agressivité, arrogance, mépris pour la critique, tout pour la baston. Le grand combattant du terrorisme se plaignait avant la guerre en Irak de l’inaction des généraux américains, leur demandant de prendre plus de risques, et un peu moins de pincettes, notamment avec les prisonniers de guerre. Pour Rumsfeld, les plaintes internationales au sujet du statut pour le moins obscur des prisonniers de Guantanamo étaient autant de "poches isolées d’hyperventilation internationale" [10] ; en clair pour ceux qui ne seraient pas encore habitués à la poésie abstraite du ministre [11]), des chaleurs de gauchistes. Depuis le 11 septembre, la CIA fait ce qui lui plait ; comme le disait Cofer Black, chef du Centre Antiterroriste de la CIA, devant le Congres en septembre 2002 : " Le sujet des interrogations est top secret, mais il y a une chose que je dois vous dire : Il y a un avant 11 septembre et un apres. Apres le 11 septembre, on a otés nos gants." [12] You dig ?

La torture, ça ne gêne pas trop Rumsfeld, sauf quand les photos passent à la télé américaine. Là, il prend deux trois jours avant d’en dire quoi que ce soit, et il assène le coup de marteau : c’est antiaméricain.
Non, pas vraiment ; c’est carrément ce que Donald suggère plus ou moins subtilement depuis le 11 septembre, et c’est probablement la raison pour laquelle il a engagé des professionnels pour faire le boulot. Les couillons qui ont pris les photos iront en taule, etc. ; les tortionnaires professionnels, eux, restent couverts par leur vrai patron. D’aucuns pensent aujourd’hui en Amérique que la moindre des choses serait que Rumsfeld applique le code d’éthique de CACI, reconnaisse sa responsabilité personnelle dans l’affaire, et démissionne. D’autres vont même jusqu’à suggérer qu’il pourrait être traduit en justice pour crimes de guerre. Voilà des gai-lurons farceurs qui ont bien compris l’esprit de la fête que partagent Rumsfeld et ses mignons d’Abou Ghraib. Les soldats américains ne peuvent pas être traduits en justice pour crimes contre l’humanité. Les civils en contrat avec le gouvernement américain non plus. Ils sont toujours en place, ils travaillent, j’imagine.

En attendant et comme d’habitude, cette histoire semble concerner de prime abord l’Occident. Et nos belles démocraties ont l’oubli facile, c’est le sens de l’histoire, hein, aussi, faut pas trop s’attarder ; comme le dit le code éthique de CACI, "nous récompensons les succes légitimes, et nous pardonnons les erreurs compréhensibles (personne n’est parfait !), mais nous apprenons de nos erreurs." [13]
Vous rappelez-vous des affaires de tortures par des soldats de l’ONU en Somalie ? Dans les Balkans ? Un peu ? La plupart des tortionnaires en question n’auront probablement pas été jugés. J’avoue ne pas avoir vérifié. Dans le doute, je dirais qu’ils jouissent aussi probablement d’une de ces décisions unilatérales d’immunité, comme les francais et les ricains. On sort les photos, on s’ébahit, et puis arrivent l’Euro, la coupe du monde ou les élections.On parle plus des ricains que de leurs victimes, ou de leurs mercenaires ; c’est facile, tout le monde le fait, ça ne mange pas de pain. On évite les questions qui dérangent. Ici, aux Etats-Unis, la mode est bien évidemment au témoignage local et familial ; les familles des soldats incriminés jurent devant Dieu que leur gamin n’aurait jamais pu commettre ce genre d’ignominie sans ordres. Des députés ont fait remarquer qu’au sujet des victimes, on ne parle pas non plus d’enfants du bon dieu, hein, c’est des criminels dans ces prisons. Attendez un peu, faut pas déconner non plus.

De par chez nous, c’est comme ça qu’on désamorçe les bombes médiatiques : en se regardant le nombril. Et le nombril américain, peu de temps avant les élections, nous renvoie déja une image floue. Le parti Républicain accuse Kerry d’utiliser cette affaire pour les élections. Parce qu’au final, c’est bien tout ce qui compte. Et d’ici l’année prochaine, on ne parlera plus d’Abou Ghraib que dans la mesure où cette prison aura influencé les élections.

"Ou pas", comme dirait Fox News.

Notes

[1voir ici en anglais, et sans rire.

[2L’homme sur la photo.

[3voir ici

[4information évoquée par P.W. Singer, auteur de Corporate Warriors : the rise of the privatized military industry dans "Fresh Air" sur NPR, le 11 mai 2004.

[5cf. Singer, ibid.

[6Voir ici ce qu’en dit Amnesty International.

[7voir a de sujet cet article en anglais.

[8CACI n’a cependant toujours pas reconnu qu’il trvaillait pour eux.

[9voir ici, en anglais.

[10"isolated pockets of international hyperventilation" ; voir l’article de Hersh, ou la retranscription integrale du poeme original ici.

[11Notamment le déja légendaire : "Reports that say that something hasn’t happened are always interesting to me, because as we know, there are known knowns ; there are things we know we know. We also know there are known unknowns ; that is to say we know there are some things we do not know. But there are also unknown unknowns — the ones we don’t know we don’t know. And if one looks throughout the history of our country and other free countries, it is the latter category that tend to be the difficult ones". Pour plus de fioritures rumsfeldiennes, voir ici.

[12Voir ici en anglais.

[13"We reward legitimate success and forgive understandable failure (no one is perfect !), but we always learn from our mistakes.", voir sur le site de CACI, op. cit.